Pourquoi le jardin compte-t-il autant dans ma vie ?

Vous pouvez écouter la chanson de Georges Moustaki  « il y avait un jardin » en cliquant sur ce lien :
http://www.youtube.com/watch?v=1Xw4fZMurEg

Un jardin, même tout petit, c’est la porte du paradis.
Le jardin est une méditation à ciel ouvert, un secret révélé à qui le mérite.

 

 

Du plus loin que remonte ma mémoire, les jardins m’ont toujours apporté une émotion forte. Il est vrai qu’ils sont liés à ma grand-mère Victorine et surtout à mon cher grand-oncle André né en 1896 que j’appelais tonton André et qu’ils s’ancrent dans le petit village altiligérien de Pont d’Alleyras, niché au bord de l’Allier, dans lequel j’ai passé toute mon enfance.
Là-bas, j’y ai connu le jardin du bas et le jardin du haut à propos desquels je vais revenir ainsi que celui situé près du moulin à eau qu’André faisait tourner puisqu’il était meunier.
Mon oncle cultivait aussi un champ à la Varenne exproprié autour des années 60 pour la construction d’un village de vacances. Il m’y embauchait pour aller chercher de l’eau à la rivière et la lui apporter lorsque l’arrosage des pommes de terre et de choux le nécessitait. Dans ce champ de la Varenne, il récoltait des patates qu’il laissait « ressuyer » au soleil puis qu’il classait en trois catégories avant d’en remplir des sacs de jute : les grosses pour les cochons et les poules, les moyennes pour la semence future et les petites pour notre consommation personnelle. Il y semait aussi des betteraves fourragères destinées aux vaches, des choux et sans doute des raves. Il labourait ce terrain grâce à nos deux vaches qu’il attelait, Perle et Bretonne,  qui tractaient les outils dont il avait besoin : araire, herse, tombereau, char. Je me souviens de l’érable qui portait des graines en forme d’hélicoptère, du pré que nous fauchions pour récupérer son foin ; c’est moi qui était chargée pendant les fenaisons,  de chasser à l’aide d’une branche, les mouches du visage des vaches afin qu’elles ne bougent pas trop. Les taons les piquaient à les faire saigner malgré la mouchine que nous leur passions au pinceau afin de les faire fuir. Parfois, je devais faire le char, c’est-à-dire monter sur le char muni de ridelles, marcher sur ce foin pour le tasser. J’aimais surtout le travail de labour que nous faisions en automne.  Pendant ces travaux, André m’expliquait beaucoup de choses sur la nature et la vie, sur la meilleure façon de faire, c’était un véritable enseignement dont je n’ai eu conscience que bien plus tard. Sa sœur aînée, la tante Marie, cultivait elle aussi un carré de terre à la Varenne. Cette toute petite femme toujours revêtue d’un tablier, allait quasi quotidiennement, son outil sur l’épaule, soigner ses légumes.
Dans le jardin du haut étagé de terrasses que soutenaient de vieilles traverses de la S.N.C.F., mon oncle avait conçu un grand espace pour les fraisiers qui se montraient si prolifiques que Victorine en vendait dans son épicerie. Je me rappelle que, durant leur saison, ma grand-mère nous en préparait tant (au sucre et au vin) que j’en avais marre ! Mon oncle André y cultivait aussi des rates fondantes que Victorine poêlaient, accompagnées de salade, rituel et immuable repas d’été. Il y avait aussi un prunier qui produisait des reine-claude, un cerisier qui accouchait de cerises véreuses (ça te fera de la viande, me disait-on) et un néflier dont les fruits se consomment blets. Je ne me souviens plus des autres légumes qui y étaient cultivés.
Dans le jardin du bas, poussaient un massif de chrysanthèmes roses hauts particulièrement beaux, des radis, des poireaux, des tomates… Est-ce pour cette raison que j’aime les fleurs roses ? C’est ainsi que les lavatères, les phlox, les roses, les calibrachoas, les dahlias cactus, les géraniums, les roses trémières, les œillets de Chine de cette couleur ont toujours une place de choix dans mon jardin.
Dès que j’ai pu gratter la terre vers 6-7 ans, mon oncle m’a donné un coin de ce jardin du bas ainsi qu’un sachet de graines pour y semer des radis. Vous n’imaginez pas quelle fierté j’ai pu tirer de mes premières productions !  C’est sans doute pourquoi je ne conçois pas aujourd’hui un jardin sans radis.  Mon Merlin l’enchanteur de mari le sait, qui sème systématiquement des radis ! Ce potager était facile à arroser car il se trouve près d’une rivière, le Malaval,  où  nous trouvions à cette époque des écrevisses et des truites, où les femmes lavaient le linge.
Le jardin près du moulin, plus à l’ombre, était entouré d’un grillage à poules – volaille obligeant – réservé à des pommes de terre bintje ou BF 15. Il y a aujourd’hui des caissiers, des groseilliers, de la rhubarbe, de l’angélique, un rosier Dorothy Perkins bouturé par mes soins, un juniperus bleu fin et élancé.
Le domaine de ma grand-mère – femme éminemment  pratique – née en 1900, c’étaient les fleurs parce qu’elles sont jolies ainsi que les plantes médicinales parce qu’elles soignent.  Dans et autour de la cour de sa maison, j’ai toujours vu un rosier avec de très grosses roses, des phlox roses aussi,  des marguerites, des géraniums qu’elle conservait durant l’hiver suspendus tête en bas. Elle cueillait pour en faire provision en cas de maux et de maladies des plantes sauvages qu’elle connaissait par leur nom usuel ; elle avait ainsi recours à un de ses rares livres sur les vertus des plantes, qu’elle feuilletait souvent. C’est ainsi qu’on gardait  les queues de cerises pour faire pisser, le serpolet qu’elle portait au pinacle, les fleurs de bourrache pour se débarrasser des toxines, la reine des prés en cas de mal de tête, la fougère mâle contre l’énurésie, les feuilles de noyer antidiabétiques, la pulmonaire pour les affections des poumons, la petite centaurée, le bleuet destiné aux bains oculaires, le tilleul pour dormir, le bouillon blanc pour cicatriser les plaies et j’en passe. Il faut dire qu’elle n’aimait pas le médecin qu’elle appelait coupe–courgnole  (ce qui signifie coupe-gorge),  mot qu’elle accompagnait d’un geste décapiteur. Pour moi, ce mot désignait quelque personnage  dangereux prompt à trancher la gorge, d’où mon aversion pour les médecins sauf très, très rares exceptions.
Après mon premier mariage, mon conjoint et moi sommes partis en Belgique où nous avons vécu quelques années. La dernière maison que nous avons louée avait un jardin. Sa terre noire, grasse qui avait du être très bien fumée s’est avérée infiniment productive. Plusieurs rhubarbes énormes avaient un rendement que je n’ai plus jamais connu et qui me sert toujours de référence. J’y semais pas mal de légumes. L’année de la sécheresse (1976), – il y a prescription- j’y ai semé des graines de cannabis dont les plants sont devenus gigantesques. Pourtant, je n’en suis pas une fumeuse acharnée mais ce qui est interdit m’a toujours attirée. Ces plants prohibés entretenaient mon adrénaline.
J’ajoute que je pense profondément qu’un jardinier authentique respectueux de la nature ne peut pas être un imbécile et s’avère la plupart du temps une personne extrêmement intéressante. Et je l’ai constaté maintes fois !
Mon premier mari avait reçu en héritage une maison au Puy que jouxtait un petit jardin. Dès que j’ai investi ce lopin de terre, j’ai planté. Dans le fond de ce jardin, une cage abritait un lapin pour lequel j’allais aux pissenlits et que j’ai finalement relâché dans le bois d’Agrain près de Pont d’Alleyras. Je me souviens du merle noir au bec jaune qui y picorait en me narguant et que je regardais de ma fenêtre pendant que je révisais mes examens de droit.
Une fois en retraite, mon père s’est mis à jardiner. Malheureusement, je n’ai pas retrouvé chez lui cette poésie jardinière qui m’est chère car je pense que son activité champêtre  était trop pratique, son jardin trop ordonné et trop classique, la terre trop désherbée, que la fantaisie et la folie en étaient exclues. Je lui ai donné pour les planter de la ciboule, des oignons perpétuels, de la livèche ramenés de mes vagabondages. Par contre, mon mari possède, lui, ce grain de fantaisie et son jardin me surprend souvent.
Ma grand-mère est morte l’année de la sécheresse, on oncle André l’a suivie quelques années après, mon père plus tard et les jardins sont restés. J’ai hérité du moulin de mon oncle et je jardine devant le moulin près de la rivière. J’ai agrandi la partie cultivée. D’un côté, l’ancien jardin est consacré à divers légumes et à de petits fruits, à des rhubarbes et des angéliques. Une autre partie que j’ai créée est majoritairement réservée aux plantes aromatiques et aux fleurs. La dernière en date s’appelle topinambour citron.
Il y a six ans m’est arrivé un cataclysme, un tsunami qui a bouleversé ma vie : victime (ou coupable ?) d’un accident vasculaire cérébral fin 2007, j’ai dans un premier temps perdu la vue – une cécité corticale avec hémianopsie et le moral avec. Néanmoins, j’ai beaucoup récupéré grâce à des personnes qui se sont investies dans mon processus de reconquête visuelle.
Je vous parlerai donc de l’une d’elles, un jardinier hors pair que j’ai rencontré juste après mon A.V.C. Ce passionné des jardins s’appelle Serge Guégan, il travaille comme animateur dans un foyer d’accueil médicalisé où j’ai passé cinq ans de ma reconstruction. Il nomme les plantes par leur nom latin car, m’a-t-il dit, ce nom est universel. Je me suis donc escrimée à faire de même. Et bien, cet effort de mémoire a développé la mienne très diminuée par l’accident.  Voilà un des résultats de cette  activité. Au début, je lui ai apporté des bulbes de dahlias cactus parce que je me sentais, dans mon état,  incapable de les perpétuer. Son jardin abri m’a permis d’attendre des jours meilleurs pour les reprendre en charge. Quand j’ai visité son atelier pour la première fois, j’ai pu distinguer grâce à leur canne des peperomia posés sur une table. J’ai touché les autres plantes qui poussaient et j’ai su tout de suite que cet atelier était fait pour moi et améliorerait l’état de déliquescence dans lequel je me sentais.
J’ai investi rapidement le jardin du F.A.M. et je me suis accrochée à lui comme à une planche de salut. Il a plus d’une fois accompagné mes pleurs et mon immense tristesse désespérée. J’ai commencé à travailler la terre, semer, désherber, planter progressivement de façon plus habile. Je suis une aficionada de la bêche et du sécateur : la première pour désherber et bricoler le sol, le deuxième pour couper et tailler. J’’ai noué au F.A.M.  de solides camaraderies avec  d’autres victimes de lésions cérébrales ; je pense surtout à ceux qui fréquentaient le jardin, à  Denis qui est parvenu à me faire rire et qui chante souvent, à Manu le cuistot qui traîne un peu la jambe avec qui je faisais les 400 coups, à Sérafina si affectée pour marcher et tellement perspicace. Ce jardin a donc amélioré ma condition mentale, physique et mes relations. Prendre soin des plantes m’a conduite à m’occuper de moi et de mes camarades d’infortune. Je suis devenue bien plus empathique à l’égard des autres, alors que j’étais plutôt personnelle.
Moi qui n’avais plus de projets, plus d’avenir normal, j’ai forgé un futur à nos plantations, à la disposition de cette terre et à ses modifications. Le jardin m’a donné envie de lui donner une histoire le temps de mon passage à ses côtés, de la mêler à la mienne alors que je pensais ma vie finie, Puis, je suis retournée avec le soutien de mon mari réinvestir la terre de mon enfance, porteuse des trésors que m’avait données Serge G. : des plants de menthe chocolat et chlorophylle, des angéliques, du cerfeuil tubéreux, des pavots jaunes  et la liste s’étoffera au fil des années.
Ce jardin m’a amenée à avancer dans mon repérage dans l’espace dont j’avais en partie perdu la reconnaissance. Savoir où je pouvais trouver vite telle ou telle plante a été un challenge, Mémoriser et reconnaître des espèces et des variétés, les classer dans des familles m’a bien pris la tête et donc fait travailler le cerveau. Je pense à toutes ces variétés de tomates de toutes les couleurs et toutes les formes que nous semions le 15 mars pour les mettre en serre en avril. Je n’oublie pas les courges maxima, moschata, pepo, ficifolia. Vivant à 100 à l’heure, j’étais toujours pressée dans mon ancienne vie et j’ai été contrainte de faire là l’apprentissage de la patience et de la lenteur, une véritable école de frustration.
Les bons résultats du travail jardinier ont concouru à restaurer ma confiance en moi que je croyais perdue ainsi que mon tissu relationnel ; les échanges de graines et plants lors de la fête des plantes à St Vidal ont concrétisé mon état de relatif bien-être de l’époque.
Le jardin fait que je ne m’ennuie jamais malgré que je ne travaille plus professionnellement ; j’y ai toujours quelque chose à gratter. Par exemple, pour le rendre plus beau esthétiquement, je recherche dans des catalogues et sur Internet des nouveautés. J’entre facilement en contact avec la nature grâce à lui.
Serge G.  a aussi été l’artisan de connaissances culinaires que j’ignorais et que j’utilise aujourd’hui pour le bonheur de ma famille et qui étonnent les autres : comment faire sa propre choucroute avec les choux quintal d’Alsace et sa râpe à choux, comment fabriquer de la confiture avec des citres, comment concocter des bâtons d’angélique confits, comment cuisiner les courges extraordinaires, utiliser les aromatiques…
Grâce à ce jardin du F.A.M. je suis devenue journaliste,  écrivant des articles pour « le jardin des sens » qui y paraissait. Je continue aujourd’hui un autre journal dans une autre association.
Le jardin sollicite tous mes sens : mon nez sent les parfums des plantes, mes doigts jaugent au  toucher leur texture velouteuse, rêche, piquante ou urticante, ma bouche peut les goûter et je peux entendre les abeilles butiner.
Jardiner me déstresse, surtout quand j’ai accumulé une certaine tension. Lorsque je passe un moment au jardin, découvre ce qui a poussé ou fleuri depuis la veille, cueille quelque chose,  arrache une ou deux mauvaises herbes, je me sens apaisée… Toutes les préoccupations de la journée s’évaporent en un instant. Et cette activité physique en fin de journée me prépare à une bonne nuit de sommeil.
Et puis, j’aime le jardin parce qu’il est sans cesse en mouvance, que rien n’y est figé, que tout change sans arrêt. La beauté dans la mouvance, voilà une bonne définition du jardin.
Aujourd’hui, j’ai quitté le F.A.M. Ma fille qui adore aussi les plantes a rencontré Yann et tous deux se sont installés au moulin. Je ne sais si j’ai influencé Yann mais il a décidé de laisser son emploi d’informaticien et de suivre une formation de maraîcher bio. Depuis ce printemps, il cultive des légumes : certains sont semés sur un champ de paille, d’autres sont cultivés sur des buttes.
Je trouve que la vie est bien  extraordinaire !

2013


 

 

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2 réponses à Pourquoi le jardin compte-t-il autant dans ma vie ?

  1. Article fort sympathique, une lecture agréable. Ce blog est vraiment pas mal, et les sujets présents plutôt bons dans l’ensemble, bravo ! Virginie Brossard LETUDIANT.FR

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