Roger sonde le trottoir du bout de sa canne. Toc… toc… un coup à droite, un coup à gauche. Ses pieds s’avancent à tour de rôle dans l’espace dégagé. Toc… toc… Bing ! La canne heurte une poubelle. Un pas de côté et l’obstacle est contourné sans dommage.
Roger dépasse la boulangerie… hmm, la bonne odeur de pain chaud, longe l’atelier de mécanique auto : bruits de moteurs, chocs des marteaux, odeur de graisse chaude et s’arrête devant la librairie. Là il enlève ses grosses lunettes aux verres orangés, aux larges branches qui lui couvrent les tempes : ses lunettes de martien, comme il les appelle affectueusement. Et, sa longue canne toujours dans sa main droite, il se penche avec intérêt sur les couvertures des dernières nouveautés présentées dans la vitrine.
La vieille dame qui le suivait depuis quelques minutes passe derrière lui en marmonnant, juste assez fort pour être sûre d’être entendue : « ha ! encore un faux aveugle ! »
Aujourd’hui, ces réflexions ne mettent plus Roger en colère. Depuis quelques années, il est parvenu à s’accepter tel qu’il est et il accepte beaucoup mieux les autres aussi, même lorsqu’ils font preuve de bêtise ou d’ignorance. Il se retourne, un sourire aux lèvres, et répond de son ton le plus naturel : « un faux aveugle, oui madame, vous avez raison, mais un vrai malvoyant. » Et tout en parlant il lui présente ostensiblement sa canne.
La vieille dame pose les yeux sur la canne et son regard se fige soudain. La canne n’est pas blanche, elle est jaune citron. La dame relève la tête vers Roger qui la fixe droit dans les yeux sans ciller, puis elle regarde à nouveau la canne jaune. Finalement elle esquisse à son tour un sourire, se détourne et reprend son chemin sans ajouter un mot. Elle a compris.
Un jeune homme qui arrivait dans l’autre sens a assisté à la scène. Lui, il semble encore chercher à comprendre, à moins qu’il n’ait simplement envie de bavarder un moment. Toujours est-il qu’il aborde Roger.
« Je vous ai entendu dire que vous étiez malvoyant. Qu’est-ce que cela signifie exactement ?
- Eh bien pour moi, ça veut dire que je vois bien là où je regarde, mais tout ce qui est un peu sur le côté, ou au-dessus ou au-dessous du point que je fixe, c’est comme si ça n’existait pas. Je n’ai pas de champ visuel. Et puis quand il fait sombre, ou au contraire si j’ai le soleil dans les yeux, là c’est le brouillard complet. Mais il y a bien d’autres sortes de malvoyants. Il y a ceux qui ont une grosse tache au centre mais voient sur les côtés, ceux qui sont éblouis le jour mais à l’aise la nuit, qui ne voient pas les couleurs, qui ont les yeux trop secs ou trop humides, vous ne pouvez pas imaginer. La vue, ce n’est pas juste voir ou ne pas voir, c’est des dizaines de fonctions qui marchent chacune plus ou moins bien.
- Mais la canne alors, à quoi elle sert ?
- Avant tout, à me protéger. Vous voyez toutes ces écailles, ces rayures vers le bas de ma canne ? Eh bien, avant que je ne la prenne, c’étaient mes tibias qui recevaient tous ces coups ! Je ne vous dis pas dans quel état ils étaient…
- Vous étiez explorateur dans la jungle ?
- Pas besoin d’aller si loin pour braver le danger ! Essayez seulement de marcher sur un trottoir en regardant à travers un tube en carton, vous y verrez à peu près autant que moi. Vous n’avez pas idée du nombre de poteaux placés en plein dans le passage, de voitures mal garées, de poubelles pas rangées… sans parler de ces horribles potelets qui poussent partout pour empêcher les voitures de monter sur les trottoirs et qui vous agressent les jambes à la première occasion.
- Ah oui, j’imagine que ce n’est pas facile. Alors c’est pour ça que les aveugles utilisent une canne blanche ? Je croyais que c’était pour se signaler.
- Pas seulement. Elle leur sert à la fois à se protéger en détectant les obstacles, à se repérer et à attirer l’attention des autres : les piétons s’écartent pour dégager le chemin, les voitures s’arrêtent, les gens proposent de l’aide quand il y en a besoin… la canne blanche, c’est une vraie baguette magique.
- Mais alors pourquoi la vôtre est-elle jaune ?
- Je n’ai pas le droit d’en prendre une blanche, parce que j’ai plus d’un dixième d’acuité visuelle. C’est la loi. Moi, au centre j’ai une bonne acuité, c’est sur les côtés que je ne vois pas. Et puis vous savez, c’est plutôt gênant de passer pour un simulateur. Vous avez vu cette dame tout à l’heure ? Regarder une vitrine en tenant une canne blanche, ça ne passe pas… Avec la jaune, c’est beaucoup plus facile de se faire comprendre. En fait, beaucoup de gens ne pensent même pas qu’on puisse être malvoyant : pour eux, soit on voit, soit on est aveugle. La canne jaune leur ouvre les yeux, si j’ose dire.
- Je vois… si j’ose dire, moi aussi. C’est vous qui avez eu l’idée de cette canne ?
- Non, c’est une histoire belge. En Belgique, depuis 1991 il y a une loi qui réglemente l’usage de la canne jaune pour les malvoyants, comme chez nous la canne blanche pour les aveugles. En France, il n’y a rien d’officiel mais nous sommes de plus en plus nombreux à l’utiliser et à le faire savoir.
- Je vous remercie bien pour toutes ces informations. Figurez-vous que j’ai un cousin qui voit très très mal. Sa femme a toujours peur qu’il lui arrive un accident quand il traverse la rue tout seul, mais il ne veut pas entendre parler d’une canne blanche. Je vais lui parler de notre rencontre, ça devrait l’intéresser.
- Très bonne idée. S’il veut se renseigner un peu plus, dites-lui d’aller voir sur Internet à http://www.cannejaune.org »
Roger reprend son chemin. Sa canne lui ouvre la voie. Toc… toc… Une fois de plus, elle aura été l’occasion d’une rencontre et d’un échange. Toc… toc… Sa baguette magique ne fait pas seulement disparaître les obstacles sur le trottoir, elle peut aussi abattre des murs dans le coeur et l’esprit des hommes.
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