Les deux bigleux* en ribote*

Julien Doré, originaire de la région nîmoise, est un chanteur que j’apprécie. Voici au choix deux de ses chansons, une troisième se trouve la fin de l’article :
- Mourir sur scène :
https://www.youtube.com/watch?v=30nk9urifSA
-Moi Lolila :
https://www.youtube.com/watch?v=fMQw7WldCfE&list=RDfMQw7WldCfE

* bigleux : qui voit mal
* ribote : en langage familier, vadrouille festive

Tous deux séjournaient pour un certain laps de temps à l’A.R.A.M.A.V., dans un quartier de l’ouest de Nîmes. Ce sigle est celui d’une clinique spécialisée qui accueille des aveugles et des malvoyants pour une période s’échelonnant entre deux et six mois afin de faciliter leur rééducation.
Deux chambres voisines et donnant au sud leur avaient été attribuées. Nous pourrions rapprocher l’ambiance de cet établissement de celle d’une résidence du club méditerranée dont les G.O. seraient les éducatrices si ce n’étaient les quelques heures quotidiennes de travail qui parsemaient l’océan de temps libre restant.
Nos deux résidents avaient le même âge, soit la cinquantaine révolue et florissante… et la jambe légère. Pourquoi cette dernière qualification ? Eh bien, parce qu’ils aimaient marcher à une allure soutenue tandis que nombreux étaient leurs compagnons de hasard qui déclinaient un tel exercice physique, et qui plus est, à vive allure, lui préférant la voiture.
Un de nos deux acolytes se prénommait Christian ; il venait de Carcassonne, cité célèbre pour ses remparts et son cassoulet ; il avait l’accent du sud-ouest aux inflexions chantantes et rocailleuses que symbolise bien Maïté lorsqu’elle nous parle de cuisine. Cet audois avait été victime d’un accident de la route dans lequel il avait perdu un œil et subi un important traumatisme crânien. Cet œil absent – qui ne traque pas sa victime en songe comme celui de Caïn le pourchassait – avait été remplacé par une prothèse fixe et figée tandis que celui mobile connaissait des problèmes de vitrée et de cornée. Bref, Christian était un borgne sans complexe mordant la vie à belles dents. Dans l’institut, il apprenait le braille et l’informatique, suivait des séances d’orthoptie, d’ergothérapie, de locomotion. Il était le roi du bus nîmois qu’il prenait aisément malgré son handicap visuel, sillonnant la capitale de la feria durant ses escapades buissonnières. Ses pérégrinations tant diurnes que nocturnes l’emmenaient de plus en plus loin et lui conféraient une autonomie contagieuse s’étendant à d’autres patients de la clinique. Il projetait à la suite de son séjour aramavien de rejoindre sa dulcinée au Maroc, de l’épouser en jurant les grands dieux qu’elle ne le prendrait pas pour un pigeon. Ce futur marié gérait son patrimoine immobilier, jouait au loto, partait souvent en randonnée ; il était démmerdard comme pas un et possédait des ressources insoupçonnées. Il les avait partagées par exemple en apportant à la clinique L’homme moderne, un catalogue d’objets plutôt inédits et très utiles aux bigleux, témoins cette montre parlante ou ce téléphone mobile à grosses touches.
La seconde acolyte se prénommait Viviane, surnommée autrement la dame du Lac, Trompe la mort et Doudou la nounou. Elle venait du Puy-en-Velay en Haute-Loire, région montagneuse aux saisons contrastées et aux hivers neigeux. Elle passait donc son hiver sous la douceur méridionale tout en suivant une thérapie de la vision. Elle était passionnée de jardin et soignait les plantes de l’A.R.A.M.A.V. en y apportant sa touche personnelle. Elle aimait aussi travailler sur l’ordinateur, faire des travaux manuels, lire, écrire… Elle possédait une imagination débordante et était sujette à des crises d’hilarité ou de mélancolie selon les moments, cela suite à son accident.
Au Puy en Velay, elle fréquentait un foyer d’accueil médicalisé qui faisait paraître un journal mensuel auquel elle participait assidûment, qui possédait un grand jardin original et créatif et dont les professionnels avaient  une grande compétence.
Viviane avait été victime d’un A.V.C. il y avait deux ans passés suite auquel elle avait été diagnostiquée de cécité corticale, de rétinopathie sévère et tutti quanti. En réalité, les spécialistes de la clinique nîmoise lui ont bien dit qu’elle avait une hémianopsie altitudinale basse (champ visuel inférieur absent), une légère ataxie, une furtive hémi négligence à gauche, une atteinte de perception du mouvement rapide, une simulagnosie (percevoir bon pas l’ensemble mais les seuls détails). Ses séquelles autres que visuelles sont une petite difficulté à parler de façon aussi fluide qu’auparavant, un mal être dans une foule et un espace bruyant, une perte de mémoire des événements immédiats, un défaut d’attention subtil, une certaine désorientation spatiale… Les progrès importants qu’elle avait accomplis dans ce club méd. lui avaient demandé beaucoup de concentration, une attention soutenue, donc de l’énergie. Parfois, elle s’était sentie « lessivée du cerveau».
Pendant son séjour, elle rejoignait pour un week-end amoureux son Merlin l’enchanteur de mari, exilé dans sa contrée altiligérienne, se ressourçant au passage de souvenirs frais et nouveaux afin de les faire resurgir en cas de spleen.
Ces résidents en goguette achevaient leur séjour avec des velléités d’escapades impromptues et insolites. Que ces équipées soient utiles aux futurs pensionnaires de cet institut est leur ambition actuelle !
Leur première folie fut la découverte du marché de la Z.U.P. sud, quartier de Pissevin (à déconseiller aux craintifs). Enhardis par cette première expérience qui fut pour eux une réussite, ils prirent le bus après s’être rendus à la station les Alouettes proche du pont Kennedy pour rejoindre l’arrêt de l’avenue Jean Jaurès. Ce n’est pas difficile : il faut demander au chauffeur qui nous indique l’endroit et ouvre la porte à l’avant. De là, ils marchaient jusqu’à La Placette où se trouvent des commerces parmi lesquels le nouveau bar au tenancier cool et aux tarifs plus que corrects ; Christian décréta qu’il y ferait dorénavant sa grille de tiercé dominicale. Tout près de cette petite place se dresse un édifice baroque et insolite : la maison dite du sculpteur. En réalité, il s’agit de la petite habitation d’un particulier recouverte de mosaïque comme celle du facteur Cheval, une curiosité architecturale de Nîmes dont l’office du tourisme ne parle pas, vérification effectuée. Son talentueux propriétaire possède par ailleurs une 2 C.V. camionnette peinte d’une polychromie de tons rose, mauve, vert…, garée souvent dans la rue de l’Hôtel Dieu. Sous l’étage de ce sculpteur se trouvent d’un côté une alimentation bien achalandée où vous trouverez de quoi faire vos emplettes et de l’autre, une niche dans laquelle on peut déposer des morceaux d’assiettes ou de bols ébréchés, de carrelage, de faïence, de tuile, de poteries.
S’enhardissant davantage encore et à la demande d’une psychomotricienne, ils ont poussé plus avant sur le cours Jean Jaurès , passant d’abord devant une banque populaire (vous savez, celle qui n’a de populaire que le nom !), puis ont suivi la pharmacie Gerbaud sans gerber en voyant sa vitrine ( à ce propos, le nombre de pharmacies foisonne dans cette ville, à se demander si les citadins n’ont pas la santé dégradée par quelque chose de bizarre), traversant des rues dont les piétons ne respectent pas les feux tricolores, feux que Christian aime zapper lorsqu’une rééducatrice ne le surveille pas. Plus avant, ils ont comme prévu croisé à droite la rue Emile Jamais dont le coin débute par une maison de maître à la façade agrémentée de plantes grimpantes (repère pour malvoyants aimant la nature !). Cette rue longue de cinq cents mètres environ est remarquable par ses trottoirs lisses comme un crâne d’œuf, pavés de grands carrelages imitant le marbre, qui laisse la canne glisser. Méfiez-vous de ne pas vous croire en train de patiner ! Très commerçante, droite, cette rue est facile à suivre. Par conte, elle s’est avérée déconcertante au retour dans le sens inverse car les voitures se trouvent alors garées sur le trottoir vers la fin. Au bout, nos lascars en vadrouille ont rencontré l’église Saint Paul, suivi le cours Victor Hugo, laissé à gauche la banque Paribas, le carré d’Art à la décoration futuriste qui fait face à la maison carrée. Ils ont poursuivi leur voyage pédestre jusqu’au but assigné : la place d’Assas qu’ils ont visitée. Cette belle place est rectangulaire, entourée d’hôtels particuliers qui lui confèrent un air rupin, pourvue de deux statues de bronze en son centre qui se font face : une femme aux seins dénudées et un homme au slip baissé (dixit Christian) dans lesquelles la ville de Nîmes affirme un certain érotisme architectural déjà pressenti lorsque des affiches annonçaient les dates du salon de l’érotisme que les éducatrices de l’A.R.A.M.A.V. ne nous avaient d’ailleurs pas proposé. Sur cette place, une tête d’égyptien, une fontaine, une construction ressemblant à un mur de pierres plates et sèches complètent le décor. Cette description balzacienne ressemble à celle de la pension fréquentée par le Père Goriot.
Revenant sur leurs pas, ils se sont dit qu’en traversant le cours Victor Hugo, ils pourraient rejoindre le quartier piétonnier, la place de l’Horloge, l’office du tourisme. Ce grand boulevard qui porte le nom du poète chef de file du romantisme se termine par les arènes datant de la Rome antique… Cela leur offrait des horizons voyageurs éternels. Ne dit-on pas que tous les chemins mènent à Rome ? Dommage que leur séjour s’achevât ! Ces intrépides de la canne canadienne – blanche pour l’un et jaune pour l’autre – qui leur conférait une sorte de pouvoir magique, n’étaient pas au bout de leurs aventures pédestres de mal voyants clairvoyants du bout de leurs cannes.

-  Les bêtises :
https://www.youtube.com/watch?v=NCEHgzwd8Ks

L’A.R.A.M.A.V. :

https://www.youtube.com/watch?v=TSLQ97neKP8

2010

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Une réponse à Les deux bigleux* en ribote*

  1. SCHMOLL30 dit :

    Tous deux séjournaient aussi pour 6 mois à l’A.R.A.M.A.V.
    Des chambres voisines leur avaient été également attribuées.
    Rapprocher l’ambiance de cet établissement de celle d’une résidence du club méditerranée voir lieu de rencontres et plus si affinités dont les G.O. sont les éducateurs, les observateurs et les complices, çà c’est exact.
    Elle s’appelle Marie et lui également Christian, elle de l’Ouest et lui du Sud, d’un âge proche l’un de l’autre, tous les deux mariés dans leurs régions respectives avec des conjoints dévoués à leur handicap.
    Ensemble avec les autorisations des G.O., ils parcoururent la ville de Nîmes en rééducation la semaine et le W.E. en découverte non pas que des lieux mais d’eux. Une sorte de révision plus intime.
    Ce ne fut pas assez puisque les complices de G.O. s’émerveillant de cette liaison accordent des soirées direction place d’Assas là où il y a des hôtels pas que particuliers.
    Et voilà 1 nouveau couple et leurs 2 couples respectifs brisés.
    Le fleuron de cette clinique dite rééducative!
    A vous de juger.

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