La « Vitorine »

C’est ainsi qu’on la nommait et que la nomment encore ceux qui l’évoquent en me narrant quelque anecdote de jadis ou lorsque  leur surgit, par association avec ma présence, un souvenir la concernant. Ma grand-mère maternelle, fille de Valentine Laprat, déclarée enfant trouvé sur les registres de généalogie,  et d’Hilarion Archer  était née le 16 septembre  1900 à Saint-Vénérand, près du Chambon le Château. Elle s’est plus tard mariée avec mon grand-père, Jean-Pierre Archer qui était  son cousin germain, leurs pères respectifs étant frères. Mais l’amour ne choisit pas ! De sorte que son nom de jeune fille s’est trouvé  identique à  celui marital. Ma mère qui est toujours dans le jugement a  régulièrement  blâmé cette union, jugeant qu’elle avait eu de la chance de n’avoir pas conçu d’enfant victime de sa consanguinité. Mais le fait est que rien de tel n’est arrivé !
Ce grand-père, frère aîné de mon oncle André, faisait profession de marchand de bois. Le couple a d’abord habité Monistrol d’Allier où est née en octobre 1923 sa première fille Simone puis a déménagé pour Saint-Préjet d’Allier où est née Jeanne, ma mère, en mars 1926. Victorine m’avait montré cette maison où sont à la fois née sa fille puis décédé son mari à neuf mois d’intervalle.  Il faut marcher sur une passerelle de béton pour y accéder. Ma grand-mère, ma mémé comme je l’appelais, est devenue veuve lorsque ses filles étaient toutes petites, soit le 15 janvier 1927.
Elle m’a parlé des circonstances de cette mort comme  les avait vécues la jeune femme et mère de 26 ans qu’elle était alors. C’était dans sa maison à Saint-Préjet-d’Allier. Un médecin était venu et a fait une piqûre à Jean-Pierre puis celui-ci ne s’est jamais réveillé. Je ne sais pas si c’est pour cette raison qu’elle n’accordait aucune  confiance aux médecins et à leurs remèdes, leur préférant le recours aux plantes qu’elle utilisait souvent. Je me souviens que feu le docteur Comte de Saugues était venu chez elle parce que j’avais des angines à répétition qui me laissaient anéantie et qu’en le voyant arriver, elle lui « faisait le poing » en le regardant derrière la fenêtre de sa chambre et qu’elle me disait : « Regarde, il est là, ce coupe-courniole ! »
Et, quand elle tuait une poulet, elle le pendait dans la cour à une branche  de l’acacia de l’entrée, le saignait  puis lui enlevait la « courniole », c’est-à-dire la trachée artère en forme de long tuyau d’accordéon. Alors…
Elle a donc dû élever seule ses filles d’autant que sa mère n’avait pas accepté son mariage du fait de ce lien de parenté entre les époux.
Elle n’avait pas eu de sœur et m’a parlé de son unique frère. Prosper, de neuf ans son aîné, qu’elle portait au pinacle. Celui-ci, m’a t-elle raconté, avait épousé une femme qu’elle qualifiait de sorcière, Juliette Cellier venue de Saint-Paul le Froid,  et à laquelle elle reprochait sa maltraitance à l’égard de ce frère aimé. Elle m’avait même dit que cette méchante femme le faisait dormir dans un tombereau. Elle m’avait aussi narré qu’elle avait chassé de chez elle  cette créature qui était venue pour je ne sais quel motif. Je pense m’en souvenir encore.
Après le décès de son mari, elle a acheté un terrain à Pont d’Alleyras sur lequel elle a fait construire une maison. Je sais que son propre père Hilarion l’avait aidée financièrement.
Pourquoi a-t-elle choisi Pont d’Alleyras ? La première raison est que son mari en était originaire, qu’il s’y trouvait l’essentiel de sa famille, que le village était bâti sur des voies de circulation : le fleuve Allier, le chemin de fer Paris-Nîmes, les routes départementales allant à Saugues, Saint-Vénérand et au Puy en Velay. Rajoutons que le temps n’y est pas rigoureux car il se situe à 659 mètres d’altitude seulement.
La famille de ce grand-père appartenait à une lignée de marchands de bois, profession que celui-ci avait héréditairement perpétuée comme le fera aussi son frère André. La famille possédait des chevaux de trait pour débarder et des domestiques dont m’avait parlé André. Jean-Pierre possédait aussi une flopée de frères et sœurs : Marie, l’aînée avait commencé la descendance et Gabrielle l’avait close.
Ma mémé était physiquement une femme assez grande, aux cheveux relevés en chignon, portant des vêtement peu salissants sous  un tablier avec des poches remplies de choses que son chien aimait mâchonner à travers celle-ci . Elle avait des loupes ou kystes graisseux sur le cuir chevelu et dont j’ai hérité, que j’appelais cornes quand j’étais petite.
Autre particularité : son second orteil chevauchait le premier,  laissé par la déformation que que avaient causés les sabots de son enfance. De ce fait, elle avait des cors sur cet orteil qui la faisaient souffrir et l’obligeaient soit à ajourer le dessus de sa chaussure, soit à la choisir extrêmement souple. D’ailleurs, elle portait souvent des charentaises dont le confort est sans pareil.
Au plan moral, c’était « une maîtresse femme » plutôt autoritaire qui régentait la maisonnée avec une main de fer dans un gant de velours. Elle distribuait les tâches des uns et des autres. Très active, elle avait l’œil sur tous et commandait ce que nous devions faire.
Même mon père Albert, que ne voyais pas souvent puisqu’il habitait dans les Cévennes où il travaillait aux houillères, était mis à contribution durant ses retours dans la maison familiale : il fauchait les prés, fanait pendant ses vacances d’été, participait aux moissons, labourait, etc…
Ma grand-mère lui a toujours reproché son penchant pour la boisson, m’expliquant qu’il se rendait au café en passant sous l’école pour ne pas qu’on le vît, mais qu’elle le voyait quand même et qu’elle faisait une marque au crayon pour repérer la hauteur du liquide dans ses bouteilles d’alcool. Elle m’avait déclaré qu’elle savait déjà qu’il buvait avant son mariage et qu’elle en avait avisé ma mère, avertissement qui était resté lettre morte.
Elle avait, avec mon oncle André, et selon ses propres termes relatés, « fait les accords » après l’accident de moto de celui-ci. Ainsi ont-ils vécu ensemble jusqu’à ce qu’ils s’éteignent, en 1976 pour elle et en 1981 pour lui. Je les ai toujours considérés dans mon cœur comme mes véritables parents. Quel bonheur quand nous n’étions que tous les trois à la maison. Je me souviens que nous fêtions l’événement en ouvrant une bouteille de mousseux.
La mémé tenait une épicerie dans une pièce de la maison. On comptait encore en anciens francs et on faisait manuellement les opérations. Il y avait là des rayonnages qui achalandaient les marchandises, un sac de jute plein de sel qu’on vendait au détail, une caisse remplie de morue salée et séchée pour les repas des vendredis, des boîtes de thon et de sardines, des tablettes de chocolat, des paquets de petit beurre, du sucre, de la farine… On trouvait aussi des cartes postales, des pinces et épingles  à cheveux, des peignes, de l’eau de Cologne, des bas… Et des bonbons fichés dans de grands bocaux aux couvercles à vis contenant les caramels à un franc…et des réglisses, des sucres d’orge, des coquillages pleins de bonbon qu’il fallait lécher. En face de la porte d’entrée, il y avait un tonneau de vin dont on remplissait les bouteilles vides et consignées qu’amenaient les clients. Un long couloir menait à « la pièce de derrière » où étaient entreposées les bouteilles, un autre tonneau de vin… sans compter un tas de petits trésors essentiels. Comme André faisait du jardinage, la mémé proposait à la vente des légumes du jardin, des fraises. Beaucoup d’anciens s’en souviennent.
La mémé se faisait ponctuellement bouchère. Elle avait appris à tuer et dépecer les animaux de la ferme. Je me souviens des tuades des cochons auxquelles j’ai assisté : il fallait d’abord tenir solidement l’animal, l’égorger en lui plantant un couteau dans la jugulaire, tourner le sang qui giclait dans un seau, puis préparer le contenu du boudin, le verser dans les boyaux à l’aide d’un entonnoir, ficeler les extrémités, le faire cuire dans la chaudière, le vendre ensuite. Les clients qui connaissaient la nouvelle se pressaient à venir. Ce boudin que je savourais accompagné de pommes reinette du Canada ou tel quel, je n’en mange plus car je n’ai plus jamais retrouvé son goût sans nul autre pareil et la vache folle et ses conséquences sont passés par là…
Un livreur de produits laitiers passait à la maison qui proposait ses marchandises. Elle lui achetait du Saint-paulin, du bleu et toujours des yaourts pour moi qu’elle me demandait de choisir.  Je me souviens encore des boîtes métalliques contenant les jambons cuits que nous tranchions puis vendions.
Comme il y avait trois vaches dans notre petite écurie, Perle, Montagne et Bretonne, la mémé vendait leur lait et  du beurre que nous devions baratter. Un long meuble à portes coulissantes placé dans le couloir portait les gamelles et bouteilles quotidiennement remplies après la traite pour les clients attitrés. Pour déjeuner, la mémé me faisait chauffer de ce lait que je buvais avec du cacao et, pour tremper quelque chose de bon dans mon bol fumant, elle assemblait de temps en temps une série de de deux petits beurre collés avec du chocolat qu’elle avait préalablement  fait fondre.
Elle tenait en outre une pompe à essence Antar : une première pompe manuelle remplissait alternativement deux tubes de cinq litres chacun du précieux carburant qu’il fallait vider par un long tuyau dans le réservoir de la voiture; cette activité m’a valu bien des pourboires des clients ! Puis la force des bras a été remplacée par la force électrique et la poésie s’est envolée…
A chaque Noël, elle envoyait une caisse en bois pleine de victuailles à sa fille Simone à Perpignan, remplie de boudin, pâtés, moche, poule ou pintade…
Quand elle disposait d’un peu de temps, elle pouvait crocheter des carrés de laine de couleurs variées qu’elle assemblait ensuite façon patchwork mais toujours avec un petit groupe de femmes dans la cour de sa maison. Elle pouvait aller boire le café chez la Rosa Joussouys qu’elle appréciait beaucoup, aller faire la veillée chez une sœur ou un frère de son mari, cueillir des plantes médicinales. Et, originalité chez elle, elle aimait voyager. C’est ainsi qu’elle est partie chez sa fille au Maroc puis à Perpignan et en Espagne où je me rappelle avoir mangé avec elle des langoustes et des olives. Elle m’avait même acheté des chaussures que j’avais quittées parce qu’elles me blessaient les pieds et que quelqu’un m’a volées. La Rosa la remplaçait dans son travail auprès des animaux.
J’ai quitté la maison à dix-huit ans pour d’autres horizons en France puis en Belgique. Je revenais voir ces deux personnes chères qui m’avaient élevée. Je sais que, s’ils n’avaient pas été là, je serais devenue conne. Je leur dois ce que je suis et me considère l’enfant que leur couple n’a pas eu biologiquement.
La mémé a eu du diabète, et comme elle ne suivait son régime qu’avant sa prise de sang pour voir baisser durablement ton taux de glycémie et qu’elle aimait les aliments sucrés, elle est morte après un cama diabétique en 1976
Elle a inauguré la tombe qu’elle avait faite construire au cimetière d’Alleyras. Repose en paix, mémé !

Ma grand-mère aimait beaucoup les chansons de Tino Rossi.

https://www.youtube.com/watch?v=nnOuoI09GAM

Juin 2014

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