Le tilleul

 

Henri Troyat débute son roman, le pain de l’étranger, par la narration de l’abattage du beau tilleul devant la maison…

Quand l’élagueur eut dressé l’échelle contre le tilleul, Pierre sortit de son bureau et s’avança sur le perron. L’homme tenait une tronçonneuse à la main. Il était jeune et portait une veste de cuir. En trois mouvements, il fut au sommet. La tête renversée, Miguel suivait ses gestes d’un œil réprobateur. En tant que gardien-jardinier, il ne comprenait pas que Monsieur eût fait appel à une entreprise spécialisée pour un travail qu’il aurait très bien pu exécuter lui-même. D’ailleurs, il trouvait que c’était un crime que d’abattre un si bel arbre. Il l’avait dit à Monsieur, ce matin encore. Maria, elle, estimait que Monsieur avait raison. D’autant plus que c’était une idée de Madame. Durant sa dernière maladie, elle se plaignait de l’ombre que ce tilleul à larges feuilles argentées faisait dans sa chambre. Planté trop près de la maison,  sur le terre-plein de gravier, il avait allongé ses branches jusqu’aux fenêtres. Le bureau de Pierre, au rez-de-chaussée, en était tout obscurci l’été. Mais même en cette saison, avant l’apparition du feuillage, l’arbre nu, au tronc épais, aux ramures robustes, était indésirable. Il coupait la perspective du jardin. Pierre se le répétait pour vaincre la gêne coupable qu’il éprouvait à l’instant de l’exécution.
L’élagueur prit la poignée de la tronçonneuse et un grondement aigre et mordant insulta la campagne. Maria, assourdie, fit la grimace et se rapprocha de son mari. Miguel serrait les poings dans ses poches. Quand la scie mécanique attaqua le bois, Pierre tressaillit sous la blessure. Les dents d’acier entraient dans la masse de l’arbre comme un couteau dans le beurre. Une première branche sectionnée à l’aisselle tomba à terre dans un craquement sec. D’autres suivirent. L’élagueur, un mégot au coin de la lèvre, travaillait vite. Une poussière blonde volait autour de lui. Il clignait des yeux. Un à une, les ramifications s’effondraient, découvrant la profondeur d’un ciel uni, couleur d’ardoise. une bruine fraîche mouillait le visage de Pierre. Le vent raide lui glaçait les chevilles. Il y avait une heure qu’il aurait dû être parti pour Paris où il avait une matinée chargée. Mais il ne pouvait se résoudre à prendre la route. De toute façon, ce serait bientôt terminé. Déjà mutilé, découronné, décapité, désossé, le tilleul n’était plus qu’une colonne ridicule à l’écorce marquée çà et là de plaies ovales et blanchâtres. Un aide tirait à l’écart les branches abattues, les émondait à coups de serpette, les débitait, les liait en fagots. L’élagueur descendit de quelques échelons et, cette fois, s’attaqua au tronc lui-même. Une première section horizontale libéra le billot qui roula qui roula sur le sol. Un deuxième billot fut détaché sans effort dans le hurlement hystérique de la scie. Pour le dernier tronçon, l’élagueur s’accroupit et trancha la base, à ras de terre. Tout à coup, il n’y eut  plus que le vide à la place du tilleul amical dont le feuillage palpitait naguère contre la façade. Incontestablement, la vue du jardin se trouvait dégagée par la disparition de cet arbre qui était plus un obstacle qu’un ornement. Et cependant, Pierre, devant ce sol plat, avait l’impression d’avoir sacrifié un vieux serviteur, un ami de toujours, peut-être même un protecteur des lieux. Une crainte diffuse le pénétra. Peu enclin à la superstition, il s’étonnait de cette ombre sur sa journée. Maria dit avec entrain :
- C’est beaucoup mieux comme ça, monsieur ! Tu ne trouves pas, Miguel ?
Elle était brune et potelée avec des allures dandinées de poule d’eau. Son mari, taciturne et carré, marmonna :
- Et la souche, alors, eh ! qu’est-ce qu’on en fera ? Il y aura des rejets !
Il parlait difficilement, avec un fort accent portugais. Maria, en revanche, s’exprimait en français avec la volubilité d’un moulin qui tourne à vide :
- Ne t’occupe donc pas de ça, Miguel. Ils savent leur métier, quand même !
- La souche, on la dégagera au plus bas en creusant autour, dit l’élagueur; on y fera des trous avec une mèche; on les remplira avec du chlorate de soude pour tuer les racines; et on recouvrira le tout de terre et de gravier.
Miguel se pencha sur l’un des billots et, avec son doigt, compta, sur la tranche couleur chair, les couches concentriques.
- Il avait vingt-six ans, dit-il avec reproche.
Maria serra son châle sur ses épaules. L’élagueur taillait maintenant les branches tombées avec des gestes précis de boucher. Pierre regarda sa montre-bracelet : cette fois, il était vraiment temps de partir.

https://www.youtube.com/watch?v=wf5GhE9Cxr0

Décembre 2014

 

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