Le voyant

Tout à fait par hasard, Marie-Josette Molinier est à nouveau entrée dans ma vie après plus de quinze ans durant lesquels nous nous étions perdues de vue. Qui est-elle donc pour que je lui consacre un article ?
D’abord, les circonstances de notre reprise de contact actuelle : je rentrais chez moi à pied quand elle a cru m’apercevoir. N’étant pas sure de m’avoir reconnue, elle m’a suivie un moment puis elle m’a appelée.  J’ai été très surprise ! Comme je suis contente de l’avoir retrouvée ! J’avais laissé une brunette aux cheveux courts et je retrouvais une femme plus grande que je ne le pensais, avec des cheveux blanchis et attachés par une petite queue. Mais sa voix était exactement la même, avec les mêmes inflexions, le même timbre, identique à mes souvenirs. Et puis, je retrouvais ses petits traits caractéristiques, cette façon d’accompagner ses paroles d’un geste, d’une mimique, bref ma Marie-Jo qui comptait tant dans nos jeunes années. J’ai tout de suite retrouvé cette complicité qui nous unissait. Elle m’a raccompagnée chez moi et nous avons parlé de ce qui nous était arrivé de plus important dans la vie.
La dernière fois où je l’avais vue, c’était avant que je ne parte travailler l’étranger, en 1995. Elle travaillait alors à la préfecture du Puy.  Elle habitait avec son compagnon, Georges.   Je suis partie en Espagne puis en Polynésie française tandis qu’elle vagabondait de préfecture en préfecture au hasard de ses mutations.
Elle m’a offert un livre que j’ai termine, le voyant.
Paru dans la collection Blanche chez Gallimard le 01.01.2015, Le voyant est un roman écrit par Jérôme Garcin, créateur et animateur de l’émission Le masque et la plume sur France Inter.
Sur la quatrième de couverture est écrit :
«Le visage en sang, Jacques hurle : « Mes yeux! Où sont mes yeux? » Il vient de les perdre à jamais. En ce jour d’azur, de lilas et de muguet, il entre dans l’obscurité où seuls, désormais, les parfums, les sons et les formes auront des couleurs.»
Né en 1924, aveugle à huit ans, résistant à dix-sept, membre du mouvement Défense de la France, Jacques Lusseyran est arrêté en 1943 par la Gestapo, incarcéré à Fresnes puis déporté à Buchenwald. Libéré après un an et demi de captivité, il écrit Et la lumière fut et part enseigner la littérature aux États-Unis, où il devient «The Blind Hero of the French Resistance». Il meurt, en 1971, dans un accident de voiture. Il avait quarante-sept ans.
Jacques Lusseyran est issu d’une famille de la petite bourgeoisie parisienne. Fils unique d’un père ingénieur chimiste et d’une mère ayant poursuivi des études supérieures scientifiques, il est âgé d’à peine seize ans au début de l’Occupation allemande. Son enfance est marquée par un accident qui le rend totalement aveugle dans sa huitième année. Il apprend très rapidement le braille – sa mère en fait de même – et poursuivra de brillantes études au lycée Montaigne, où il rencontre Jean Besniée qui devient rapidement son meilleur ami, son confident, et à Louis-le-Grand. Candidat très sérieux à l’entrée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, il compose pour les deux premières épreuves et, au matin de la troisième, le 1er juin 1943, il apprend que le ministre de l’Éducation nationale Abel Bonnard refuse d’entériner la dérogation qu’il avait obtenue pour se présenter à ce concours malgré sa cécité. Cette décision inique l’amène à se consacrer totalement à l’activité résistante au sein du mouvement Défense de la France. Au cours des années précédentes, il était parvenu à conjuguer ses études en classe préparatoire et son engagement résistant.
Au mois de juin 1940, alors qu’il est à Toulouse où son père avait été affecté, Lusseyran entend le discours de Pétain annonçant la cessation des combats ; un sentiment de honte l’envahit. Le lendemain, l’appel du général de Gaulle le réconforte. À son retour à Paris, en classe de philosophie, il fait une rencontre importante, celle de son professeur d’histoire, Pierre Favreau, qui ne cache pas ses sentiments hostiles envers l’Allemagne nazie. En ce début d’année scolaire 1940-1941, des premiers contacts se nouent entre lycéens. Quelques mots dans des conversations parfois anodines permettent de repérer ceux qui refusent la situation dans laquelle se trouve la France. Un embryon de groupe décidé à agir contre l’occupation allemande prend forme au printemps 1941 et se réunit chez Lusseyran qui joue un rôle central dans le choix des orientations à donner à l’action. Les bases en sont rapidement posées : « considérer la défaite comme provisoire et saisir toutes les occasions pour le dire autour de soi ». Les valeurs défendues sont clairement affirmées : ce ne sera « pas un mouvement national, patriotique non plus, mais un mouvement pour la liberté, c’est tout ». Lusseyran n’est pas germanophobe, mais farouchement anti-nazi. Les premiers membres appartiennent aux classes supérieures des lycées Louis-le-Grand et Henri IV. Le recrutement s’élargira progressivement à d’autres établissements de garçons de la capitale et aux étudiants, sous la direction de Lusseyran qui reçoit chez lui chaque candidat. Le groupe comprend 180 personnes en juillet 1941 ; elles seront environ 300 au début de 1942. L’action de propagande entreprise se manifeste sous la forme de petits bulletins réalisés sur une machine à ronéotyper. La diffusion est très limitée, quelques centaines d’exemplaires tout au plus. Début 1942, Lusseyran et ses camarades estiment nécessaire de réaliser un vrai journal clandestin. Ce sera Le Tigre, en hommage à Clemenceau, tiré dans un premier temps à 500 exemplaires, pour atteindre les 2.000 le 14 juillet 1942. C’est également au début de 1942 que le groupe dirigé par Lusseyran est baptisé. Jusque là, personne n’avait ressenti le besoin de se donner une identité. Les Volontaires de la Liberté naissent ainsi, à la faveur d’un enregistrement officiel à Londres.
Des contacts sont noués avec d’autres groupes résistants : le Front national dans un premier temps, puis Résistance, dirigé par le docteur Renet (Jacques Destrée). Les Volontaires de la Liberté ne sont donc pas isolés. Pourtant, début 1943, quand Lusseyran rencontre Philippe Viannay, il ne connaît pas l’existence du mouvement et du journal dirigés par celui-ci : Défense de la France. Alors que des dissensions commencent à naître au sein des Volontaires de la Liberté, principalement sur les formes de l’action à mener, Lusseyran met les membres de son mouvement à la disposition de Défense de la France. Des équipes de distribution du journal sont organisées dans de nombreuses régions de la zone Nord ; les tirages de Défense de la France augmentent très rapidement pour atteindre les 300.000 exemplaires avec le numéro du 14 juillet 1943 dont Lusseyran a rédigé l’éditorial. À la suite de son éviction du concours à l’entrée de l’ENS, Lusseyran travaille à plein temps pour l’action résistante. S’il ne peut prendre part aux activités de terrain, il n’en dirige pas moins l’ensemble des équipes de diffusion de Défense de la France ainsi que le service des faux papiers du mouvement, particulièrement utile pour de nombreux jeunes gens menacés par le STO. Dans le même temps, Jacques Lusseyran est intégré au comité directeur du mouvement et au comité de rédaction du journal. Cette intense activité est rapidement brisée. Lusseyran est arrêté à son domicile au matin du 20 juillet 1943. Cette arrestation n’est pas isolée ; la trahison d’un membre de Défense de la France, retourné par les Allemands, fait tomber entre les mains de la Gestapo une partie de l’équipe dirigeante du mouvement. Lors des interrogatoires, sa très bonne maîtrise de la langue allemande permet à Lusseyran de ne rien révéler que les Allemands ne sachent déjà. La Gestapo détient en effet un long rapport détaillé des activités de Défense de la France, dont le contenu est communiqué au jeune homme. Fort de ces informations, Lusseyran confirme les faits mentionnés dans le document, ce qui lui permet de taire tout le reste. Lusseyran, en effet, se méfiait depuis quelque temps déjà de l’agent finalement retourné et avait cherché à l’isoler au sein du mouvement.
À la suite des interrogatoires, Jacques Lusseyran est interné à Fresnes. L’intervention du proviseur de Louis-le-Grand en sa faveur ne changera rien à sa situation. Il est déporté le 22 janvier 1944 vers Buchenwald, après un passage au camp de Compiègne. Matricule 41 978, il se retrouve dans le bloc des invalides du petit camp, où il remplit bientôt un rôle fort utile d’interprète. Lusseyran parvient à survivre, malgré la dysenterie et la pleurésie dont il est victime. À son retour de déportation, il épouse Jacqueline Pardon, secrétaire de Philippe Viannay dans la clandestinité. Jacques Lusseyran ne peut toujours pas intégrer le monde de l’enseignement en France. Il occupe quelque temps un poste de professeur et de conférencier à la Mission laïque de Salonique, travaille à l’Alliance Française à Paris puis parvient, enfin, à trouver un poste fixe d’enseignant, aux Etats-Unis, à l’université de Cleveland. Il meurt lors d’un séjour en France, dans un accident de voiture.
L’originalité de ses souvenirs qui, dans la première édition de 1953, s’achèvent avec son transfert à Fresnes, est de faire une large place à sa vie intérieure, aux tourments et interrogations qui sont ceux d’un jeune homme âgé de 18 ans en 1942. Ses activités résistantes ne sont pas négligées, mais replacées dans leur contexte, se combinant avec la scolarité, la découverte du sentiment amoureux et de la sexualité, l’importance de l’amitié.
http://www.dailymotion.com/video/x2hx3g7

Entretien avec Jérôme Garcin :
Vingt ans après Pour Jean Prévost (prix Médicis essai 1994), Jérôme Garcin fait le portrait d’un autre écrivain-résistant que la France a négligé et que l’Histoire a oublié.
«À dix heures, la sonnerie annonce la récréation. On se lève d’un bond. On se bouscule, se nargue, se défie – pour jouer, sans mesurer sa force. Par-derrière, un élève, en trébuchant, pousse Jacques, dont la tête heurte violemment un pupitre en bois blond maculé d’encre. Une branche de ses lunettes perce l’œil droit et l’arrache. La douleur est atroce. Le visage en sang, Jacques hurle : ″Mes yeux ! Où sont mes yeux ?″ Il vient de les perdre à jamais. En ce jour d’azur, de lilas et de  muguet, il entre dans l’obscurité où seuls, désormais, les parfums, les sons et les formes auront des couleurs. »

 

Après Jean Prévost, vous consacrez un livre à un autre grand résistant oublié, Jacques Lusseyran. Est-ce une forme de révolte contre une certaine amnésie française ?
Oui, il y a là quelque chose de l’ordre de la réclamation. Pour Jean Prévost était fondé sur une colère très forte, très sincère : cet écrivain important, mort les armes à la main, restait totalement inconnu alors que les écrivains de la Collaboration étaient amplement réédités. Pour Lusseyran, c’est pareil. Dès 1941, alors qu’il n’est encore qu’un gamin aveugle de dix-sept ans, il se lance dans la Résistance et crée les Volontaires de la liberté, future composante du grand mouvement Défense de la France. À vingt ans, il est déporté à Buchenwald. Il survivra et laissera une œuvre abondante. Son livre le plus connu, Et la lumière fut, est réédité en permanence aux États-Unis et en Allemagne, Martin Scorcese a le projet d’un film autour de ce personnage inouï, qui va au-delà de ce que l’imagination d’un romancier pourrait inventer… Mais, en France, rien !

Faut-il entendre le titre, Le voyant, au sens d’«extra-lucide» ?
L’origine du titre se trouve dans la conviction profonde de cet aveugle, qu’il exprime dans tous ses livres : il voyait. C’est-à-dire qu’il retrouvait en lui-même la lumière perdue : s’il avait perdu ce qu’on appelle ordinairement la vue, il en avait gagné une autre. À cela s’ajoutait en effet une sorte de prescience, par exemple, lors du recrutement des futurs résistants, la cécité lui donnait, disait-il, la faculté de distinguer immédiatement qui était courageux ou lâche, fourbe ou sincère… Il l’attribuait à la nuit dans laquelle il était plongé, mais qui pour lui était au contraire une forme de très grande clarté. C’était un homme doué d’un sens supplémentaire, alors qu’en apparence il avait un sens en moins.

Il y a deux Lusseyran : le jeune résistant solaire, puis, à son retour de déportation, un homme plus sombre ?
C’est un cas aussi rare que révoltant : à son retour, ce résistant déporté n’a eu droit à rien, ni gratification, ni titre, ni médaille… Pire, alors qu’il espérait reprendre son parcours universitaire et intégrer l’École normale supérieure, il découvre une chose proprement inimaginable et odieuse : la loi vichyste infâme d’Abel Bonnard, qui interdisait aux aveugles et aux manchots de se présenter aux concours de la fonction publique, est toujours en vigueur ! Voilà un homme qui non seulement n’est pas reconnu pour son énorme travail dans la Résistance, mais à qui le grand rêve qui nourrissait sa vie, enseigner, est refusé. Paradoxalement, on le tient davantage pour un handicapé après la guerre qu’avant. Il sombre alors dans une longue nuit mentale, morale, affective, psychologique. Il se laisse embrigader dans le mouvement quasi-sectaire de Saint-Bonnet, quitte la mère de ses enfants pour multiplier les aventures féminines… Autant d’échappatoires à une situation qu’il vit très mal. Finalement, il va partir pour les États-Unis en 1955, et ce départ marquera sa véritable libération. Pour moi, il est sorti de Buchenwald en arrivant aux États-Unis, pas du tout en revenant à Paris.

Quelle est, pour vous, l’actualité de Jacques Lusseyran ?
L’enseignement qu’il nous laisse va bien au-delà de l’expérience de la Résistance et de la déportation. C’est d’abord une immense leçon d’espoir pour ceux qui ont perdu la vue. Cet homme a écrit – au sens propre, car il écrivait sur une machine mécanique et non sur une machine en braille, comme on pourrait le croire –, il a écrit pour expliquer que perdre la vue pouvait aussi donner la chance de voir autrement, différemment, profondément.
Je me rends compte aussi qu’année après année, on rend hommage aux jeunes résistants, aux jeunes fusillés, alors n’oublions pas celui qui a été à la tête d’un des premiers grands mouvements de Résistance. Non seulement l’oubli de Lusseyran n’est pas admissible, mais c’est une erreur, car je considère qu’à travers sa vie brève mais foudroyante et ses livres, il a toujours beaucoup à nous dire aujourd’hui, en 2015.

http://www.ladepeche.fr/article/2015/01/11/2026613-jerome-garcin-je-crois-au-pouvoir-therapeutique-des-livres.htm

Mars 2015

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