Gilbert Boudoussier : Jour de marché à Costaros


Marché de bestiaux en Auvergne

Nous sommes dans les années 60, une époque où, même si l’exode rural a commencé,  nos campagnes regorgent encore de paysans et d’animaux. C’est aussi un temps glorieux pour les transports en commun, en particulier les autocars.  Car les villages se trouvent relativement éloignés des marchés habilités à la vente des bestiaux de chez nous,  veaux, moutons, vaches, chèvres, moutons, cochons et autres volailles ou lapins. Il faut se déplacer sur de petites distances de quinze à trente kilomètres environ pour s’y rendre.  Cette opération demande une journée ou presque et permet subsidiairement aux personnes concernées de faire une sortie, de dépasser les limites de leurs communes. Pour celle  d’Alleyras, le marché se situe à Costaros, distant d’une vingtaine de kilomètres.
Le départ a lieu approximativement à sept heures et le retour à dix-sept. Par temps de pluie, on monte dans le car entièrement trempés car l’attente est longue; l’hiver, c’est le froid qui nous transit et nous glace le sang pendant ce délai alors que l’été le rend si agréable. Ces matins là, il règne une animation inhabituelle au hameau. Car, dans une ferme, un paysan s’active à faire sortir le veau du castou*. On s’y prend au moins à deux pour lui mettre le chabestre* afin de l’attacher. Le jeune animal est dans tous ses états après ce réveil à l’aube qui le désoriente totalement et la séparation d’avec sa mère et son étable. Il est maintenant dans la cour et assez perdu. L’un le tire à l’aide d’une corde de chanvre, l’autre le pousse à grands coups de bâton. J’ai l’habitude de voir cette scène de la vie rurale.  Mais c’est malgré tout dur pour moi  parce que je pense au sort de cette bête brinquebalée qui voyagera dans une bétaillère, tassée au milieu de ses semblables. Entre l’étable et le départ du car, le temps s’étire, trop long pour le veau dérouté qui refuse d’avancer et pour le paysan sans patience et cruel, ce qui rend la tâche ardue.
Arrivés enfin sur la départementale, bêtes et gens attendent le car. Celui-ci ne s’arrête d’ordinaire jamais à l’heure prévue mais arrive avec du retard. Un ronflement de moteur poussif nous prévient qu’il débute la côte d’Aussac. Nous pouvons enfin le voir sortir du virage, pointant son nez arrondi. L’autocar tant attendu s’immobilise  alors dans un bruit de ferraille et de frein. Son moteur réchauffe les personnes qui passent près  de lui par les matins froids. Le propriétaire du veau, le chauffeur et quelques personnes venues prêter main forte s’affairent pour charger le malheureux animal dans la remorque déjà pleine. Puis, le vieux et imposant véhicule redémarre. Le bus Citroën tirant son  attelage commence à gravir  la pénible côte de huit kilomètres environ. Le moteur souffre et vrombit. A l’arrière, ça fume noir mais on ne parle pas de pollution à l’époque, le mot est d’ailleurs inconnu. Le lourd convoi s’ébranle dans un bruit assourdissant pour le grand départ vers le marché du lundi.
Une fois la côte gravie à grand peine et la car essoufflé, c’est la plaine avec un peu de descente , ce qui ne gâte rien et permet à tous et au matériel de baisser la tension.  Les veaux tremblent de froid et de peur dans leur remorque. Ballottés d’un virage à l’autre, malmenés par ce voyage et même à moitié étranglés par les cordes trop serrées, ils arrivent pourtant  vaille que vaille à destination. Le terminus est là après tous ces détours de village en village. Le car se perd parmi d’autres venus d’horizons divers dans l’étroite rue du marché. Ici, c’est la fête et la foire en même temps.
Les veaux sont déchargés de la remorque à la hâte manu militari car il faut faire au plus vite pour trouver une place à la barre, tout ceci dans un grand désordre et un mélange de voix en patois couvertes par les cris des bêtes. Le marché peut commencer !
Le soleil affleure la place de ses premiers rayons et apporte un peu de chaleur dans ce matin frais. La fontaine distille son eau. Un à un, les volets s’ouvrent sur cette  scène animée, haute en couleurs et en jurons. Le bétail est battu, tapé à grands coups d’estombe* et de pieds et chargé dans les camions après affaire. Les maquignons s’empressent et passent au milieu des veaux avec leur blouse noire et leur verve. Notre petit veau ne se reconnait plus parmi les siens, son propriétaire a lui-même du mal à le retrouver. S’ensuivent de grandes discussions autour des bêtes entre paysans et maquignons qui ne veulent pas payer suffisamment l’animal. La vente se scelle par une grande tape mutuelle dans les mains. Il est dix heures, le soleil est déjà haut dans le ciel de Costaros. Le petit nombre d’ invendus reste encore, attachés à la barre.

Ils retourneront avec plaisir dans leur ferme au grand dépit de leurs propriétaires.  Les autres seront dirigés vers la bascule pour être pesés puis chargés dans le camion de l’acquéreur.
Au milieu de la rue, se frayant un passage entre les étals de toutes sortes passent les veaux et les cochons accompagnés de leurs cris stridents et déchirants,  qui rendent sourds. Si le veau est bien vendu, l’enfant aura droit à une étrenne, soit une pièce de cent francs de l’époque ou à cinq cent francs, parfois davantage…  Mais il reçoit toujours un paquet de cacahuètes acheté au seul arabe du coin. Pour finir, Les gens touchent leur argent et, ultime récompense, ils vont manger dans un des restaurants de la commune.
Le marché devient plus calme maintenant, les transactions et les discussions se sont transférées dans les cafés qui bordent la place et la rue principale. L’ambiance est à son apothéose, on parle fort en tapant sur les tables, on lève de coude, on se rince le gosier. La nourriture est simple et abondante; on profite de l’occasion qui ne se renouvellera qu’une fois ou deux dans l’année et on prend son temps.
La place se vide. Seuls quelques vaches et veaux attendent le retour à la ferme au vent, au soleil ou sous la pluie selon le temps. Le soleil a déjà bien commencé sa descente, les bars se vident. Des cars quittent leur stationnement pour rejoindre le point de départ. Les paysans se ruent au Crédit Agricole pour retirer un peu d’argent liquide avant de quitter avec regret Costaros. Les derniers retardataires montent enfin dans le car et tout le monde s’en va.
Le trajet du retour dépose les passagers un peu las dans leurs villages respectifs. A leur descente du car, leurs femmes et leurs enfants accourent et leur font fête. L’œil avisé de leur épouse sait deviner si son conjoint a trop arrosé la journée et si le veau s’est vendu un bon prix.

* castou : petit enclos dans l’étable où l’on mettait les veaux.
* chabestre : licol.
* estombe : bâton, aiguillon.

https://www.youtube.com/watch?v=F4QFTufPGP8

Avril 2015

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