Christophe Colpaert : Gaspard

Christophe alias le beau Léon qui habite Alleyras, m’a envoyé ce conte et autorisé à l’intégrer dans mon blog où il a toute sa place. Le lecteur pourra donc constater ses qualités de conteur. C’est qu’il en a de l’imagination, le bougre ! Et du talent d’écrivain  sans compter sa tchatche !  Qualités indispensables pour le conteur qu’il est ! Mais savourons cette histoire de son crû…

Gaspard.… ou la preuve que sans affreux jojo, il n’y a point de vague à l’âne.
Si un jour votre route vous amène à passer par les gorges du Haut-Allier, vous vous retrouverez sur les lieux même de l’histoire qui va suivre.
Cet endroit, situé en plein cœur du Massif Central, est assez particulier car, à ma connaissance, personne n’a pu faire autrement que de tomber sous le charme de celui-ci. Certes les routes pour accéder à ces gorges ne sont que courbes, montées et descentes, mais que les paysages y sont fantastiques ! Forêts de pins et bois de feuillus alternent sans cesse avec les massifs rocailleux et les très nombreuses pâtures disséminées un peu partout dans le paysage. Bien souvent,  ces dernières ne sont délimitées que par de simples buissons épineux ou bien encore par l’amas de pierres volcaniques retirées du sol au fur à mesure des labours.  Et combien de villages pittoresques vous traverserez !
L’un des plus beaux trésors de cette vallée du Haut-Allier est sa rivière : l’Allier. C’est l’une des dernières rivières sauvages de France. Elle vous enchantera par sa mélodie de l’eau qui s’écoule et par sa beauté ensorcelante. Quiconque marche le long des berges de ce cours d’eau s’étonne de ressentir comme une présence. Comme si la Nature personnifiée avait fait de cet endroit un lieu de rencontre entre l’âme des Hommes et le cycle des saisons qui la berce depuis toujours. Comment dès lors s’étonner qu’il puisse se passer là des choses qui ne se passent pas ailleurs.  Nombre d’histoires étonnantes se sont passées dans ces Gorges du Haut-Allier mais moi,  je vais vous en conter une qui s’est déroulée tout récemment.

L’histoire se passe dans un petit village du nom de Vabres en bordure de l’Allier. Il se compose d’une bonne vingtaine de maisons en pierre de pays, d’une église dédiée à St Grégoire, d’une petite école qui n’a plus vu d’enfants depuis longtemps, d’une ferme à vaches, et de deux vieux pans de murs qui rappellent que dans les siècles d’avant, une tour médiévale se dressait fièrement à ce même endroit.
Une seule et unique route goudronnée vous permet d’accéder à ce petit village.  Elle n’existe que pour lui car au-delà, ce n’est que sentiers et nature sauvage.
Le passé glorieux de cette commune, c’est sa production de poteries qui étaient réputées et vendues dans toute la région. Il y a eu jusqu’à dix huit potiers en activité sur une même période. Puis, malheureusement, tout ça s’est arrêté après la première guerre mondiale.
Aujourd’hui il ne reste guère plus qu’une quinzaine de personnes qui vivent là à l’année. Dans ceux-là il y a les frères Hugony; Daniel et Gilbert qui s’occupent de la ferme familiale. Leur activité professionnelle, c’est la vache laitière. Leur passe-temps favori : rendre service aux gens.
Comme tous les paysans d’ici et d’ailleurs, ces deux gars avaient un chien de ferme. Un mâle.
Un sale cabot couleur fauve qui passait son temps à aboyer sur tout le monde. Qui que ce soit qui passait devant lui : les gens, les animaux, les voitures, les tracteurs, ou bien encore le vent, tous étaient logés à la même enseigne, Jo leur faisait comprendre qu’il n’était pas content en leur « aboyant dessu »s.
Ce cabot n’était pas bien beau, il faut bien le dire. Il avait deux dents de sa mâchoire qui partaient vers l’extérieur, un sixième doigt qui pendouillait tout mou à ses pattes arrière et surtout une crasse perpétuelle enveloppait constamment la moitié basse de son corps. Bref, vous l’aurez compris, ce chien n’inspirait pas [bien] la confiance. Mais comme je vous le disais auparavant, tout en lui accordant que jamais il ne mordît qui que ce soit, son gros défaut c’était d’aboyer sans cesse …. et contre tout.
La sentence des gens du pays était sans appel : pour eux,  ce chien était bel et bien plus bête que méchant. Et pourtant il allait sous peu leur démontrer le contraire.
Une fin de matinée de l’été 2009;  notre bon Gilbert Hugony ramène à Vabres deux ânes, un mâle et une femelle, pour les mettre en pâture autour de sa ferme. Une fois de plus,  c’est pour rendre service qu’il fait cela. Car les ânes ne lui appartiennent pas. Ils sont à Nizou,  une dame qui vient souvent à la maison familiale située pas très loin, et qui a elle-même succombé à un trait de son caractère : la  générosité de cœur.
Il lui avait été rapporté qu’une personne s’en sortait mal avec un couple d’âne acheté à la va vite et que finalement ceux-ci souffraient par manque d’espace, de nourriture et de bons soins.
Ni une ni deux, ne supportant pas cette histoire de détresse animale, Nizou s’en va trouver le propriétaire de ces bêtes, les lui rachète de façon presque autoritaire et demande à Gilbert s’il veut bien venir convoyer ces animaux jusqu’à Vabres ; ce qu’il accepte en bon gars qu’il est. La dame passe ensuite un accord avec les deux frères pour laisser les ânes en pension chez eux. Elle assumera bien sûr tous les frais de foin, de vétérinaire, de maréchal ferrant, etc.
D’autant qu’en y regardant de près, tous les protagonistes de cette affaire possèdent au moins une raison d’être satisfaits : les ânes en premier lieu qui venaient de quitter un endroit de peine pour atterrir dans un petit coin de paradis; leur ancien propriétaire pas mécontent de s’en être débarrassé; les frères agriculteurs qui, en louant un lopin de terre pour ces bestiaux, améliorent un peu leur ordinaire et bien sûr la Nizou tout heureuse du bon résultat de son initiative. Pour ce petit monde, tout est bien qui finit bien.
Pour tout ce petit monde peut-être, mais pas pour Jo… le sale cabot.
Pour lui, ces ânes représentent deux intrus de plus sur son territoire. Deux raisons de plus pour aboyer et faire comprendre à ces petits nouveaux qu’il est mécontent de leur présence. Et comme ils sont cantonnés non loin de la ferme, il n’est point de jour sans qu’il les assomme de ses aboiements : qu’il les voie le matin « woua, woua, woua, woua ! », qu’il les croise en journée « woua, woua, woua, woua ! » Et si ce n’est qu’au soir qu’il les rencontre, alors là c’est double ration : « woua, woua, woua ! » et « woua, woua, woua ! »Après quelques semaines de ce pénible traitement sonore, César, l’âne mâle, qui d’ordinaire sait rester impassible à tout ce qui bouge et fait du bruit au-delà de sa pâture, ne peut s’empêcher de s’adresser au chien :
- Dis-moi l’ami, tu dois bien ressentir que nous ne te voulons aucun mal ma belle et moi, alors pourquoi nous aboies-tu dessus comme ça ?
Et le toutou de lui répondre aussi sec :
- Mais il n’y a pas de pourquoi ou de comment, c’est comme ça un point c’est tout. Woua, woua, woua, woua, woua, woua !
Devant une telle réponse, César recule un peu la tête, met ses oreilles en arrière et stoppe le petit mouvement de pendule de sa queue.
J’en profite pour vous dire, peut-être à votre grand étonnement, que les animaux savent communiquer entre eux. Ils se parlent, ils se comprennent. Malheureusement, les hommes ont perdu ce formidable don. Seuls quelques mages, quelques chamans et un tout petit nombre de conteurs savent encore converser avec ceux-ci. J’en fais partie et c’est ce qui me permet de vous raconter cette histoire aujourd’hui.

 

Reprenons le cours des événements et la discussion laissée entre Jo le chien et l’âne  César.
- Tu casses les oreilles de ma compagne à aboyer sans cesse, tu vois bien que le ventre de ma Rosalie grossit et qu’il est important pour elle de ne pas être stressée.
- Mais que veux-tu que ça me fasse que ta chérie devienne une grosse, elle n’a qu’à moins manger. Woua woua woua woua woua !!
- Mais bougre de bougre, es-tu donc sot au point de pas avoir encore compris que c’est notre progéniture qui lui arrondit le ventre ! Nous allons avoir un ânon dans quelques temps, triple buse !
Jo a ouvert la gueule pour tenter de dire quelque chose mais par réflexe,  par habitude,  par bêtise,  ce ne sont que de vulgaires aboiements qui en sont sortis.
Piqué au vif;  l’âne se met lui aussi à braire à tout rompre,  histoire de montrer à cet énergumène qu’il n’est pas le seul ici à pourvoir vociférer comme un furieux.
La douce Rosalie, un peu dépitée par la scène à laquelle elle assiste, ne peut s’empêcher de penser : Ah la la… les garçons … toujours pareil.
Sur la colline d’en face,  un touriste de passage se met à sourire d’entendre les aboiements d’un chien et le braiment d’un âne au loin. Pour lui, il n’y a pas de doute, les animaux sont bien plus  heureux à la campagne et n’hésitent pas à le démontrer en le chantant dans leurs langues respectives.
Comment aurait-il pu comprendre qu’il assistait là à une phénoménale engueulade animalière ?
Et tous les jours,  comme un rituel,  la dispute reprenait où elle avait été laissée la veille. Dès que Jo et César se croisaient,  le duel verbal reprenait ; les hi-han, hi-han, se télescopaient aux wou, wou, wou, dans un fracas assourdissant,  jusqu’à ce qu’un des deux frères Hugony  y mette fin … en criant lui aussi.
Tout le début de l’année 2010 avait été du même bois et même en ce beau matin de début mai,  Jo planifie sa journée avec comme unique objectif de réussir à aboyer sur tout le monde.  Comme on est samedi,  il sait que la factrice passera plus tôt qu’à l’habitude.  Aussi décide t-il d’aller voir les ânes tout de suite pour ensuite revenir et attendre la petite voiture jaune de la poste.  A peine arrivé devant la pâture de ces derniers,  les woua woua woua fusent dans tous les sens. Mais César ne bronche pas, juste tourne t-il la tête vers le chien pour lui dire :
- Laisse-moi tranquille Jo,  ce matin je n’ai pas le cœur à crier avec toi. Les choses vont mal pour ma Rosalie et j’attends que les Hommes viennent la voir pour l’aider.
Le son de la voix tremblotante et la détresse qui se lisait dans le regard de César prouvaient au chien que l’inquiétude du mâle était réelle.  L’ânesse, couchée sur le flan un peu plus loin, semblait avoir beaucoup de peine à respirer.
- Mais que ce passe t-il ?
- Depuis cette nuit,  ma douce essaye de mettre au monde notre ânon mais quelque chose ne va pas,  il ne sort pas malgré ses efforts. Regarde comme elle respire faiblement, elle est épuisée. J’ai bien peur que si les Hommes ne viennent pas vite nous aider,  un malheur pourrait arriver.
Aussi étonnant que cela puisse paraître,  cette phrase eut comme l’effet d’un coup de bâton sur sa tête. Il a bien conscience d’être le sale cabot du coin qui aboie sur tout le monde à tort et à travers, mais finalement ces deux  ânes lui étaient devenus familiers ;  il ne leur voulait aucun mal. D’autant moins si un bébé devait naître. Le souci est qu’il sait les deux  frères occupés à réparer un tracteur tombé en panne,  ils ne viendront donc pas avant plusieurs heures, et à ce moment là il sera peut-être déjà trop tard. Cette pensée le terrifiait.
- Ne t’inquiète pas César,  je vais aller chercher les maîtres. Et tout courant vers la ferme,  il lance :
- Tiens bon Rosalie, on va venir t’aider très vite!
Arrivé là,  il y découvre Daniel et Gilbert en pleine discussion avec la factrice et un voisin venu prêter main forte pour le tracteur.
Que croyez-vous que le chien ait eu comme idée pour attirer l’attention du petit groupe ?  La même chanson que toujours : wou, wou, wou, woua, woua, woua !! Pour toute réponse il ne reçut qu’un coup de godillot destiné à le faire fuir plus qu’à lui faire mal. Et c’est maintenant que les choses deviennent extraordinaires car Jo vient d’avoir la pensée géniale que pour attirer l’attention _et ainsi sauver la pauvre Rosalie et son bébé_ il doit agir comme jamais il ne l’avait fait jusqu’à présent.
Le voici donc qui se met à couiner en remuant la queue. C’est insuffisant ; personne ne bronche.  A présent,  il s’assoit comme un sphinx et laisse pendre sa grosse langue tout en secouant sa tête : ce qui produit un bruit des plus étonnant. La factrice hausse les sourcils et commence à le regarder.
Pour conserver son attention Jo saute en l’air puis se dresse sur ses pattes arrière et imite une momie qui marche. Les hommes tournent la tête vers lui. Aussitôt,  il enchaine par une pirouette en avant puis une autre en arrière et réalise quelques badoulés en final. Le petit groupe se met à rire aux éclats.
- C’est tout bon, pense Jo, maintenant je les amène à la pâture des ânes.
Alors il continue ses singeries, ses cabrioles, ses grimaces, tout en se dirigeant petit à petit vers les ânes. Les Hommes qui ne veulent rien perdre de cet incroyable spectacle le suivent et après quelques minutes,  ils se retrouvent tous aux abords du parc aux ânes. Les voyant,  César brait avec une telle force que ceux-ci le regardent un peu surpris. Immédiatement,  ils aperçoivent à ses côtés Rosalie couchée sur le flan et ils comprennent que quelque chose ne va pas.
La suite tient en quelques mots : le vétérinaire accouru en urgence, fît les gestes nécessaires et un ânon vît le jour en cette belle journée de ce mois de mai 2010. Aucune séquelle n’était à signaler ; ni pour l’enfant ni pour l’ânesse. L’action du sale cabot avait été un véritable succès,  il avait sauvé tout le monde à temps.
Nizou donna le nom de Gaspard à cet ânon et je peux témoigner que grâce à elle,  il est aussi bien choyé que ses deux parents.
Quelques mois après sa naissance alors que César et Rosalie étaient occupés  à boire à la buvette un peu plus loin,  Jo déboula de nulle part et se mit à aboyer sur le jeune Gaspard. Imperturbable le petit se dirigea tranquillement vers lui et dit :
- Tu ne crois pas que tu pourrais arrêter de nous aboyer dessus, maman me dit tout le temps qu’ils n’ont pas de meilleur ami que toi et que tu es leur héros.
Entendant cela,  le chien fit demi-tour pour retourner vers la ferme. Chemin faisant,  un large sourire fleurissait sur son museau.
Ne vous avais-je pas dit que dans ces Gorges du Haut-Allier il se passe des choses qui ne se passent ailleurs ?

Tous les personnages de ce conte existent bel et bien. Seul Jo nous a quittés il y a quelques années. Il doit certainement être en train d’aboyer après les étoiles quelque part tout là-haut. César, Rosalie et Gaspard se portent à merveille. Sachez qu’ils raffolent des pommes et des carottes.
Si vous passez par Vabres un jour : pensez à eux.

FIN

de Christophe COLPAERT / Le beau Léon – Février 2015

 

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2 réponses à Christophe Colpaert : Gaspard

  1. Jean-marc dit :

    Belle histoire en effet, connaissant tous les intervenants (sauf Jo ), je peux confirmer la sincérité de tous ces personnages concernant le respect de la nature et des animaux. Je me souviens quand Nisou cherchait un nom pour Gaspard de lui avoir suggérer Bob. On aurait pu dire c’est lui le Bob dit « l’âne » de Vabres, n’étant pas sur qu’il supporte un chapeau et qu’il puisse entonner « Blowin in the wind », Gaspard devenait plus raisonnable..
    A bientôt
    Jean-Marc

    • viviane dit :

      Bonjour Jean-Marc ! Les ânes doivent être à la fête : il fait un temps remarquable en ce moment. Christophe raconte vraiment bien les histoires. Qu’on prenne de la graine avec ce conte !

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