Scène d’outre-mer

Membres disproportionnés, caparaçonnés d’une armure couleur flammes, pinces assassines démesurées qui lacèrent le corps de l’adversaire,  deux monstres  s’affrontent dans un combat herculéen tels des gladiateurs dans une arène; les carapaces craquent dans cette lutte sans merci,  l’un des adversaires perd l’équilibre,  titube à moitié sonné puis s’effondre sur le côté.  L’autre, victorieux, signe son triomphe en l’expulsant manu militari de sa coquille…
Que de fois ai-je regardé cette scène derrière notre maison d’Uturoa, sous l’ombre parcimonieuse du cocotier, planté là pour ses noix dont je faisais du lait qui agrémentait mes plats de poisson cru.
Mais revenons à de justes proportions : ces titans ne mesurent pas cent, dix ni même un mètre, ne pèsent pas cent kilos ni seulement un, ils ne sont pas plus gros qu’un petit citron vert, ce sont deux bernard-l’hermite. On les appelle aussi petits crabes de cocotier.
Le perdant, ultime déshonneur infâmant aux yeux de ses congénères, blessé et mis en pièces et surtout nu et humilié, suprême avanie , s’enfuit piteusement et part se réfugier sous les racines d’un arbre proche où doivent le guetter quelque inévitable danger implacable auquel,  désormais sans aucune défense,  il ne pourra plus faire face ni ne survivra.
Le vainqueur, fièrement,  parade. Il a gagné ce pugilat singulier et séculaire. Et pourquoi ? Pour une femelle ? Un territoire ? Un abri ?  Une proie ? La démonstration de sa force et son adresse ?
La coquille dont il a expulsé le vaincu est désormais vide et libre d’occupant. Elle est bonne à squatter. Son  propriétaire a pris la poudre d’escampette. Le gagnant peut donc en prendre possession ! Et quelle maison ?  Pas une vulgaire coque d’escargot, de cône ou de patelle ! Non, non ! Plus grosse que ça, voyons ! Bien plus grosse ! Une de celles que notre bernard-l’hermite brûlait d’envie de posséder depuis longtemps déjà, une coquille sous laquelle il pourrait avoir de la place, être à l’aise, abriter sa corpulence bien replète, sa taille arrondie par sa croissance et sa bombance. : un énorme troca rouge et crème dépouillé de son habitant originel, les indigènes l’ayant fait cuire sur un feu de bois avant de le manger. J’ai même vu un de ces bernard-l’hermite d’Uturoa porter sur son dos une demi noix de coco dépouillée de sa bourre et lissée; il avait dû atteindre une taille considérable et un âge avancé !
https://www.youtube.com/watch?v=WwFzqedTUvw
Pourquoi cette petite bête a-t-elle ce drôle de nom ? Le bernard-l’hermite ou bernard-l’ermite est un crustacé qui se loge dans des coquilles déjà abandonnées ou qu’il a conquises de haute lutte. La langue française a emprunté ce mot au XVIème siècle à l’occitan languedocien qui connaissait le « bernat l’ermito ». Le mot « bernat » est probablement le nom propre « Bernard » qui était très employé à cette époque comme sobriquet pour désigner certains animaux. On parlait, par exemple, du « bernat-blanc » pour désigner le héron aigrette, du « bernat-pescaïre » (le bernat pêcheur) pour nommer le héron, du « bernat-pudent » (l’animal qui pue) qui désignait  la punaise. Quant à « l’hermite » ou plutôt « l’ermite » en français d’aujourd’hui, c’est ainsi tout naturellement celui qui s’introduit dans un logis vide pour y vivre en solitaire, comme un ermite.
Car il a une vie secrète. Petit animal bien sympathique sous bien des abords,  il est toujours rigolo de le voir déambuler sur la plage avec sa drôle de coquille dépareillée sur le dos. D’un naturel réservé et d’habitude très discret sur sa vie de mollusque, le bernard-l’hermite nous livre aujourd’hui ses mystères pour qui prend le temps de l’observer comme je l’ai fait et de le connaître.

C’ est un crustacé aquatique ou terrestre que l’on retrouve partout dans le monde. Le terme « bernard-l’hermite » est en fait un nom générique derrière lequel se cachent plus d’une centaine de sous-espèces, sans compter qu’il s’en découvre de nouvelles chaque année.
C’est un crustacé omnivore, souvent détritivore car se nourrissant généralement de matières en décomposition ou d’animaux morts. Il possède dix pattes : quatre pour se déplacer, quatre pour nettoyer et tenir sa coquille, et deux munies de pinces pour saisir,  transporter sa nourriture ou se défendre.
Petite particularité, sa pince gauche est plus grosse que celle de droite. Elle lui permet de chasser de petites proies à l’occasion mais elle lui sert surtout à boucher sa coquille après s’y être mis à l’abri en cas de danger. Cette pince pourrait aussi vous laisser un cuisant souvenir de vacances si vous ne faites pas attention : gare aux doigts !
Le bernard l’hermite commun, aussi connu sous le nom de pagure, possède un abdomen mou dépourvu de carapace. Pour se protéger, il est donc obligé de le cacher dans une coquille. Problème, il ne peut pas en fabriquer. Solution, il ramasse celles qui traînent ! Seul revers de la médaille, il est obligé de chercher une coquille plus spacieuse à chaque fois qu’il grandit. D’où la petite histoire initiale que je vous ai contée.
Chez ceux vivant en groupe, cette obligation donne lieu à un phénomène connu sous le nom de « chaîne de vacances » : plusieurs individus partent à la recherche d’une coquille qui ira au plus gros d’entre eux. Ils se mettent ensuite en file, par ordre de grandeur. Le plus gros abandonne son ancienne coquille pour passer la nouvelle et donne l’ancienne à son voisin. Celui-ci l’enfile et passe à son tour son ancienne coquille à son voisin. Et ainsi
de suite jusqu’à ce que tout le monde ait une nouvelle maison !
Le bernard l’ermite est un animal malin, il vit en symbiose  avec plusieurs types d’animaux afin de bénéficier d’une protection contre ses prédateurs.
Voici un petit documentaire pour observer un bernard-l’hermite qui change de coquille : http://grandirpresduchataignier.com/2014/05/28/le-bernard-lhermite-gs-cp-contebricolage/
J’ai ramené de mon séjour dans cette île de la société de nombreux coquillages vides. J’aurais de quoi faire le bonheur d’une foule de ces animaux si je les déposais non loin d’une plage fréquentée. Qui sait ?

Avril 2015

 

Cette entrée a été publiée dans Voyages. Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>