Gilbert B. : L’amer et le regret

En ce jour frisquet du 16 avril, mon épouse et moi avons décidé de partir en Haute-Loire sur les traces de mes origines qui sont un peu les siennes aussi. Après avoir garé la voiture au grand virage où le soleil et les pins nous attendent, nous empruntons le chemin qui m’invite à retrouver la mémoire. Ce paysage se rétrécit au fil de nos enjambées  car cernées de ronces et de buissons sur les côtés comme si la terre avait mal. Mais, en ce début de renouveau printanier, la campagne arbore de magnifiques couleurs dont la blancheur des fleurs de merisiers émergeant des friches. Nous marchons sur un épais tapis de feuilles gorgées d’eau posées sur cet ancien chemin qui se glisse entre arbres et ronciers. Nous découvrons le beau panorama des toits de ma commune, dispersés en trois groupes dont celui de mon hameau. Aussac ! Il est bon, ce moment en ce soleil qui darde ses rayons dans ce coin pittoresque ! Mon petit lieu est toujours là, blotti sur sa minuscule plaine verdoyante adossée à la côte qu’inondent les bois de résineux. Les tuiles ocres et rouges se découpent dans le paysage. Je redécouvre les pâtures devenues prés et les champs autour du village si animé jadis et je me revois encore suivant mon père dans le sillon droit derrière les vaches Résultat de recherche d'images pour "vaches brabant"tirant la brabanette.
https://www.youtube.com/watch?v=18_67u4-zYU
Je ressens des sensations fortes qu’accentue l’odeur de cette terre de mon pays qui embaume le hameau de son parfum si caractéristique. Les noms des vaches me reviennent : Dourade, Marcade, Bichette, Fromente, Chastogne, Charmante, Mignonne. Et me voici transporté en cet après-midi d’automne sous la pluie : nous étions dans le champ pour labourer. Trempés et harassés par ce labeur, nous tracions des sillons qui s’inscrivaient dans la terre. La pensée du temps écoulé m’envahit alors peu à peu. Triste champ devenu une jachère, qui se retrouve envahi de mauvaises herbes, une sorte de punition des hommes accablés par un tel message écrit sur le sol, un présage funeste pour avoir osé insulter la terre.
Les genêts aux fleurs jaunes et oranges  mettent néanmoins une note de gaieté. C’est à peine si je retrouve les secrets de mon enfance en soulevant une pierre du vieux chemin. Cet ancien passage des charrettes à vaches semble si frêle et si fragile aujourd’hui face aux progrès du temps. Plus de troupeaux de vaches et de moutons émaillant les lieux et foulant ce passage ! Seuls, quelques gros tracteurs passent rapidement sur cette surface carrossable, écrasant de leurs larges roues les dernières traces des chars à bœufs et les souvenirs aussi.
Après avoir traversé le bois et juste en bas, nous voilà à l’orée de la forêt d’où nous découvrons les prés des abords du village et les trois cerisiers plantés là, tels des sentinelles qui surveillent mon havre de paix qui, lui, n’a pas changé. Ces arbres fruitiers disposés en triangle délimitaient le jardinet de grand-mère Angelise. Elle me rabrouait gentiment quand, petit garçon polisson, je batifolais dans ses cultures.
Je pense à ces prés qui ne m’ont jamais paru si verts qu’en cette journée du 16 avril, celle de mon anniversaire. Mélancolique pèlerinage que je parcours et que je revis au bras de ma femme alors que nous marchons trous deux dans l’herbe naissante et dans les parfums d’aubépine mais bonheur de retourner aux sources !
Nous passons de prés en pâtures au gré de mes souvenirs anciens et je goûte même l’oseille sauvage qui conserve sa saveur acidulée. Je vais même dans ce pré gorgé d’eau et couvert de joncs jusqu’à me laisser choir à la source qui avait servi à construire la maison familiale, sous l’œil étonné de ma femme. Au milieu des peupliers qu’avait plantés mon père pour assécher un peu le terrain, je me trouve bien petit. Mon père se perpétue par ces plantations et je suis habité par une vision : celle de le voir apparaître au couderc haut, à l’endroit même qui a été couvert de matériaux pour faire le toit de notre maison, avec le tracteur jaune Someca et la longue scierie qui déchirait le calme ambiant lorsqu’elle débitait les troncs d’arbres pour créer la future charpente de notre habitation.
Je suis monté, muni d’un appareil photo, sur le cerisier, m’accrochant à sa première branche. J’ai pris un cliché pour fixer une image de ma présence ici. Et j’en suis redescendu comme autrefois en sautant du haut de mes cinquante ans, un grand saut au pied de mon arbre. J’ai compris alors en pensant à la chanson de Georges Brassens  https://www.youtube.com/watch?v=NnRHYOolAtk que j’avais vieilli. Mon front et mes mains ridés ressemblent au vieux sentier et aux troncs des trois cerisiers. Pourtant, mes oreilles perçoivent les mêmes sons, le train de quinze heures qui traverse la vallée, tous les oiseaux qui composent de leurs notes multiples la pastorale ancestrale. Mes yeux revoient les mêmes couleurs que j’ai connues, des tons jaunes, orangers et blancs des narcisses. Les haies de frênes au caractère noueux et feuillus m’invitent eux aussi à la promenade avec ma chère Hélène au cœur de cette nature en habits de fête le jour de mon demi-siècle et avec un sentiment de plénitude.
Nous quittons cet endroit des délices sans omettre de caresser le tronc du cognassier et nous nous perdons dans la forêt. Nous reprenons notre visite en sens inverse. Nous nous asseyons un instant pour nous imprégner une dernière fois de mon berceau natif.
Le toit de la maison où j’ai grandi me serre le cœur et je pense à la chanson de Françoise Hardy qui est aussi un peu la mienne :
https://www.youtube.com/watch?v=g1cuQF8sEGA. Mais bien sûr, mes parents ne ressurgiront plus jamais de derrière les granges ni sur le chemin qui sort de la route pas plus que du champ près de la maison.
De mes yeux embués, je perpétue le souvenir de leur aura, de leur vie.  J’emplis mes poumons d’air de ce pays et nous partons plus loin pour rejoindre un autre pré au milieu d’une belle clairière. Cette île verte comme un bijou dans son écrin est encerclé de résineux et dominée dans un angle par un rocher qu’Hélène immortalise d’une photo. Je gravis aussitôt ce relief où j’ai tant médité, seul ou avec Mikette. Debout sur ce promontoire pour dominer cet ancien champ devenu pré, je pense… Ce champ de blé et d’avoine ou de pommes de terre nous a donné tant de peine et demandé tant de travail de cette terre qu’on la maudissait parfois; l’image me revient d’un soir particulier : nous avions moissonné à la faucheuse-javeleuse Hirondelle et je ramassais les javels* sur le sol devenu piquant  pour que la machine tirée par les deux braves Aubrac puisse passer à nouveau. J’étais vêtu d’un short et j’ai dû descendre au village où je suis parvenu, les jambes presque en sang;  le soleil brûlant finissait de nous rendre la tâche plus difficile encore.
Hélène m’appelle car elle voit bien que je suis perdu dans mes pensées, je sursaute et je la regarde car elle m’a sorti de mon rêve. Nous poursuivons ce sentier qui sort sur la route des Chambades dont le virage doit son nom au pâturage que nous possédons.
Nous montons dans notre voiture et nous partons. Nous roulons sur la départementale qui serpente jusqu’au hameau qu’elle contourne en demi-cercle. C’est toujours très émouvant de repasser tout près de la maison blessée et de son champ mitoyen.
Au revoir ma vie passée ici, inscrite dans les chemins tortueux et les méandres de l’Allier !  Les arbres agitent leurs branches comme pour nous dire adieu.
La note est grise encore une fois, il est temps que nous partions. Mais nous laissons un peu de nous dans ces gorges couleurs de basalte.

Mai 2015

 

*javel : paille coupée non liée

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