Gilbert B. : Les élections

Celui que les habitants de la commune d’Alleyras appelaient Milou a longtemps été conseiller municipal sur la liste de l’ancien maire, Raymond Cacaud. C’était le père de Gilbert Boudoussier, tragiquement décédé.
Qui, mieux que son fils qui le connaissait si bien pouvait se mettre dans sa peau et imaginer comment son père avait vécu une journée d’élections ? Écoutons-le…

Le vent tourne les pages de mes souvenirs et je me retrouve en période électorale. Les petites communes rurales animent énormément la vie plutôt paisible de leurs électeurs et candidats municipaux. Les postulants battent le plein pendant les campagnes électorales qui précédent les votes. Ils font tout  leur possible pour obtenir les précieuses voix de leurs électeurs. Dans certains départements, des mâts de cocagne des conseillers élus sont même érigés comme en Lozère et en Haute-Loire à l’issue des votes.
Je vais vous parler ici de ma commune en particulier. On y retrouve le même engagement et la même ferveur. Qu’il fasse soleil ou froid, qu’il pleuve ou vente, une grande partie des électeurs se rend à la mairie pour voter et beaucoup plus de gens encore viennent assister au dépouillement des votes. Il est vrai que la tension monte pendant cette période.
Papa qui fut membre du conseil municipal durant vingt cinq ans partait le matin pour cette bonne cause, laissant sa ferme. Il considérait que c’était son devoir de représentant de sa commune. Pourtant, il  n’appréciait guère de rester dans la salle confinée de la mairie ni d’assister aux mondanités qui s’ensuivaient. Il  préférait respirer l’air pur de son village et vaquer dans ses propriétés,  lui qui était si épris de liberté et d’espace.
Ce matin là, il était parti tôt et d’un bon pas pour le bourg, en simple citoyen et honorable élu qu’il était. Il soignait son apparence vestimentaire : une belle chemise et la cravate assortie. Pourtant, il n’aimait pas cette tenue, lui qui, ordinairement, portait un bleu de travail, un pantalon et un bourgeron. Cependant, un peu d’élégance ne gâchait rien et s’harmonisait avec l’estime et la responsabilité qu’il ressentait à son égard. Et que ne ferait-il pas pour le maire ? Il était en outre de sa classe, donc de la même génération; tous deux avaient une totale confiance réciproque et étaient liés d’une amitié pure. Peut-être que papa pressentait intérieurement et à l’avance les résultats du scrutin en parcourant son beau pays. Il descendait la côte de la fontaine au ruisseau, couverte de genêts en fleurs et aux effluves de pin et d’aubépine, le sourire aux lèvres et le baume au cœur. Il s’arrêtait un instant pour contempler, du haut du crochet que fait le vieux chemin, le merveilleux panorama offert à son regard. De son belvédère, il découvrait les prairies aux mille couleurs de la prime*, saison naissante. Un peu plus loin, en bas de cette côte qui lui appartenait en partie, il jetait un regard attendri sur les vergers bordés de pommiers en fleurs annonçant la future récolte de fruits et sur le méandre du Malaval où écrevisses et truites luisantes vaquaient à leurs occupations.
Mon père se sentait bien dans l’accomplissement de sa tâche malgré  la gêne et l’inconfort que lui infligeait sa tenue vestimentaire. Pourtant, il en souriait tout seul et il la gardait quand même avec une certaine dignité. Puis il traversait la passerelle. Sa vue se noyait dans les bois de Montgros, inondés de soleil ce matin. A ses pieds, les libellules lui  faisaient une danse majestueuse, les abeilles butinaient le nectar des fleurs mellifères. Manifestement, papa était heureux ! « Quelle belle journée se prépare, pensait-il. Peut-être sortirai-je avec d’autres ou avec la liste entière ? »
Aujourd’hui, je refais le parcours de mon père et je me mets à sa place . Je gravis l’autre versant du chemin moussu couvert de rosée.
Arrivé sur la route, il essuyait un peu ses beaux souliers noirs cirés de frais car il savait que maintenant, il ne les salirait plus. Il retraçait ces élections : « nous avons un bon programme, bien meilleur que celui de nos concurrents ».
Le voilà maintenant parvenu au bourg; il traversait la place de l’église avec fierté. Du haut de sa grandeur de paysan endimanché et investi de son devoir de conseiller municipal, il franchissait la porte de la mairie dans laquelle il s’impliquerait durant plusieurs heures. De fraternelles poignées de main accompagnées du franc parler du terroir soulignaient son arrivée. Cet accueil empreint de confiance et élogieux lui flattait le cœur et l’esprit.
Il finissait par s’installer, bien campé, à son bureau, derrière les bulletins de vote. Papa n’était plus aux champs et cela lui allait bien. Le soleil dardait ses rayons dans la pièce, ce qui mettait une note supplémentaire de gaité dans cette  ambiance déjà bon enfant.
Par groupes, en couples ou seuls, les citoyens prenaient des bulletins puis se rendaient dans l’isoloir pour acter leurs choix. Certains y restaient si longtemps qu’on se demandait ce qu’ils pouvaient bien faire. D’autres, plus rapides, en sortaient avec un sourire forcé ou malicieux qui voulait en dire long.
Papa, avec son flair et son expérience, possédait un sixième sens et savait, avant même d’ouvrir l’enveloppe, si la voix allait ou non pour son camp.
Au fil des heures, les élections continuaient; les conversations  se faisaient davantage en patois qu’en français. Les personnes présentes s’interrogeaient.
A midi, papa se faisait remplacer une heure pour manger son casse-croûte et boire un canon. En sortant de la pièce enfumée de la mairie dont l’odeur l’incommodait, il prenait un grand bol d’air pur. A l’extérieur, il recevait des tapes sur l’épaule, affrontait l’équipe adverse, les faux semblants mais avec de l’humour et du respect car l’enjeu est sérieux pour sa commune et lui. Il devait rester digne même si certains ne se gênaient pas pour le critiquer. On pouvait l’apostropher, il restait stoïque et faisait preuve de tact et il restait sur ses gardes. Pendant sa courte pause, il regardait son petit hameau depuis la cour, son regard balayait l’horizon familier. Il roulait une dernière cigarette de gris qu’il ne fumerait qu’à moitié et s’installait au milieu des siens dans son « gouvernement ». Un à un, les bulletins se glissaient dans l’urne. L’après-midi passait, ponctué de propos acerbes ou agréables, de réflexions enlevées, des haussements de ton qui pimentaient à bon escient la monotonie du bureau. Cependant, les répliques vertes n’étaient jamais bien méchantes dans ce contexte rural et villageois.
L’horloge rappelait l’heure fatidique du dépouillement : dix huit heures !
C’est un peu notre France qui se dessine ici aujourd’hui dans chaque commune et que se profile la carte politique de notre pays. La commune est partagée en deux camps. Le ballotage permettrait les jeux de vérité et les concours d’éloquence. Et le dimanche suivant, on recommencerait, plus nombreux,  le vote car le résultat s’avérerait serré.

Les voitures étaient garées un peu partout autour de la mairie, peu importe où car personne ne sortait pendant la comptabilisation des résultats; c’était comme si le bourg était coupé du monde pendant plus d’une heure !
Le maire tant attendu arrivait et garait son véhicule.
A l’intérieur, on allumait la radio uniquement pour avoir l’heure pétante. La pendule d’Europe 1 frappait les six coups fatidiques qu’annonçait le speaker. On ouvrait aussitôt la mystérieuse caisse de bois bleutée et on renversait son contenu sur le bureau sous les regards attentifs et curieux de l’assistance. Le container à secrets était désormais vide. On allait enfin savoir ceux qui avaient été élus. L’impatience et la fébrilité se lisaient sur les visages. Une atmosphère de solennité régnait dans cette salle devenue exiguë.
Sur les bulletins, on lisait des commentaires parfois en patois, quelques inscriptions vulgaires, piquantes ou fleuries. Les chiffres s’alignaient, revus et surveillés maintes fois car aucune erreur n’était permise. Le recueillement des gens est pire qu’à l’église ! Les premiers résultats se profilent. Au bout d’une heure environ, les résultats définitifs tombaient : c’était la liste de mon père qui l’emportait, personne n’ayant rayé de nom ni n’ayant panaché. Les ovations pleuvaient, les membres du bureau se levaient et pouvaient entonner la Marseillaise, un brouhaha indescriptible s’ensuivait, chacun ayant son mot à dire. Les vainqueurs étaient réjouis, des éclats de rires, des boutades et des plaisanteries parfois un peu crues étaient jetées. Les vaincus, déçus, se juraient de prendre leur revanche à la prochaine échéance. Ils se disaient finalement qu’il y avait des événements plus graves que celui-ci, que le clocher sonnerait toujours au bourg et que le coq continuerait à chanter sans le moindre dérangement.
L’ambiance était à son apogée. C’était l’apothéose car cette liste se présentait pour la dernière fois. Depuis vingt ans, ses candidats avaient décidé des orientations communales et vingt ans sont moralement fatigants. Une certitude s’imposait à eux : il faudrait laisser la place aux jeunes !
Dehors, les premiers groupes se formaient. Si les vainqueurs s’esclaffaient de plus belle, les vaincus savaient qu’arriverait leur revanche lorsque beaucoup d’eau aurait coulé sous le pont métallique et sous celui de la Planche.
Papa ne reviendrait pas à pied car on irait  fêter la victoire au Pont. « Allez, Milou, viens; on est élus encore une fois ! »
Les petites rivalités s’estompaient, le clivage était dissout par les retrouvailles de ce monde paysan autour d’un verre. Monsieur le maire « arrosait »son succès et celui de ses colistiers et se rinçait lui-même par la même occasion. Le petit débit de boissons était plein, débordant même jusqu’à la terrasse abritée par ses deux acacias. L’ensemble prenait un air de guinguette. Il arrivait parfois qu’un accordéoniste local déployât l’éventail de son instrument.  Le garde champêtre pouvait l’accompagner de sa caisse claire. Les applaudissements et les discussions résonnaient sur l’avenue de la gare et même jusque derrière mon école aux murs gris. Les clameurs emplissaient les deux bars. La victoire des uns et la défaite des autres imageaient les rives droite et gauche que séparait l’Allier. Ces habitudes d’élections restaient solidement ancrées ici. Comme dans un film d’Audiard ou un dialogue de Pagnol autour de verres de Ricard, les dialogues fusaient au comptoir. On dansait et on s’a sous les tonnelles, on riait et on s’amusait. On ressentait un grand sentiment de joie, cette gaieté triomphante des gens de la campagne. Le lendemain, ils se retrouvaient en bons voisins. Seuls, quelques récalcitrants aboyeurs caractériels maugréaient encore. Mais trous se réconciliaient  autour d’un bon verre. Quelques femmes « qui avaient porté leurs maris », disaient-elles avec humour, se joignaient à cette fraternité occasionnelle. Quelques douceurs pâtissières étaient les bienvenues pour accompagner les boissons chaudes ou fraîches.
Ces agapes se terminaient tard, un peu après minuit et même encore plus tard pour certains. Papa n’était plus le même, il avait un peu trop bu, il ne ressemblait plus à l’homme de ce matin. Il avait mis sa cravate dans sa poche comme un chiffon. Ces poches de sa veste dont émergent des bulletins de vote sont tâchées de vin et de pâtisseries. Maman devait s’inquiéter à la maison car elle avait laissé papa au Pont  à certes fête électorale, dans le café du maire. Pendant ce temps, elle vaquaient à la ferme.
Ces débordements aux conséquences souvent fâcheuses laissaient des traces durant plusieurs jours et perturbaient l’entente du  couple de mes parents. Car ces soirées l’élection se terminaient parfois en beuveries. Celle-ci qui était la dernière de mon père méritait le nec plus ultra !
Quand mon père remontait à la maison, ivre d’alcool et de pouvoir, il ne disait rien et allait à l’étable, sans doute pour se ressourcer, puis se couchait. Il  en écoutait à son réveil  la colère de maman. Après sa nuit agitée et quelques vomissements ainsi que des remontrances sévères de sa femme, il faisait complètement jour. De ma chambre, j’entendais ma mère gronder mon père souvent et sèchement. J’étais triste pour eux, d’une part pour ma mère qui qui était revenue le soir à la maison pour la traite des vaches et pour leur donner des matous* de foin alors que cette besogne incombait ordinairement à mon père et d’autre part pour mon père qui était si content de fêter ce résultat municipal avec les autres membres du conseil. Ce n’était  pas le soir ni le lendemain qu’ils allaient se réconcilier sur l’oreiller.
Dans la cour de la ferme, mon père jurait et vociférait, tenait un langage de charretier, secouait le chien, lui qui était si clément avec ses animaux.
Au fil de la journée, ces vapeurs se dissipaient progressivement et tout rentrait dans l’ordre. La vie reprenait son cours. Bien sûr, ma mère finissait par lui pardonner car cette  conduite paternelle n’était pas fréquente. Mais gare aux récidives éventuelles à l’occasion de la fête patronale, du reinage. Il y eut parfois  d’autres débordements; En effet, ses doubles journées, l’une à l’entreprise dont il était le chef d’équipe, l’autre au domaine familial, représentaient trop de travail et de fatigue pour un homme. Superviser ses collègues de boulot sur la ligne de chemin de fer, avaler des verres pleins dans l’été brûlant de chaleur, s’activer le soir à la fenaison,  accumulaient travail et lassitude. Mais, peu importait pour lui qui était doté d’une volonté de fer et prenait les résolutions qui s’imposaient. Il lui restait à assumer la place tant désirée au conseil municipal auprès de son maire et ami intime. En fait, il était débordé entre mener à bien sa ferme, comprendre davantage sa femme qui lui rendait tant de services et l’épaulait et qu’il aimait tellement. Il savait qu’il n’aurait rien été sans elle à ses côtés qui tenait les comptes, qui se chargeait du lavage du linge, du repassage, de son rangement dans les armoires pleines de secrets.
Je revois encore les piles de draps écrus et épais, les grandes séries de mouchoirs brodés par ma mère pour son trousseau lorsqu’elle était adolescente à Cayres.

 

* matou : petit tas de foin correspondant à la ration journalière de la vache.

Pour finir, une note d’humour avec cette parodie.
https://www.youtube.com/watch?v=Aye67fkIFc4

Couleur scrutin

Juillet 2015

Photos des dernières élections municipales d’Alleyras. Vous les reconnaitrez sans doute.

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2 réponses à Gilbert B. : Les élections

  1. BOTTERO dit :

    Un grand merci à vous VIVIANE, pour avoir publié les récits de Gilbert Boudoussier sur votre BLOG concernant la vie du village d’ALLEYRAS et ses hameaux : PONT-D’ALLEYRAS, AUSSAC, GOURLON, BEL AIR …. Lieux de prédilection de mon enfance pendant les grandes vacances scolaires. De nombreux souvenirs me reviennent où je retrouve tous les noms mentionnés dans ses différentes histoires.
    Peut-être pourriez vous me renseigner au sujet du livre de Gilbert publié en 2002 ? il s’intitule : Les crayons de l’arc en ciel aux éditions ACVAM il semble qu’il soit épuisé dans beaucoup de librairies : PARIS, LYON, ROANNE et même chez l’éditeur. D’avance merci.Cordialement J.B.

    • viviane dit :

      Gilbert devrait en principe être présent pour la fête des amis du bourg à Alleyras le samedi 8 aout prochain où marie-Odile Legrand propose « partageons nos passions ». J’y étais l’an dernier et y serai encore cette année. J’ai proposé à Gilbert d’y participer aussi.
      Je pense qu’en effet, son livre « Les crayons de l’arc en ciel » est épuisé mais il pourra te renseigner davantage si tu viens. Je sais qu’il prépare un autre publication et qu’il viendra à Alleyras avec des poèmes.
      A bientôt.

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