Courtol, le vipéricide

Le 2 décembre 1895, s’exhibait au Puy, sur la place du Breuil, un personnage peu ordinaire : de la tête aux pieds, il était habillé d’un complet composé d’un casque à visière à quatre pointes, habit à la française, gilet, culottes, guêtres, le tout fabriqué d’étroites lanières les unes blanc d’argent, les autres couleur d’argent oxydé.
Il occupait une toute petite tente et montrait certains reptiles de différentes tailles, nageant dans des bocaux d’alcool, et d’autres momifiés et fixés dans des attitudes diverses, sur de grands cartons blancs dont quelque uns portaient imprimés des listes de chiffres tandis que dans des cadres sous verre, on pouvait lire différents articles de journaux, de revues illustrées, françaises ou étrangères concernant le personnage donnant sa photogravure.
Le costume et l’homme n’étaient pas communs. En effet, « vipéricide » de son état, l’homme était revêtu d’un habit extraordinaire composé de neuf cents peaux de vipères.
Courtol était parisien ; il naquit en effet dans la capitale en 1834. Il ne connut pas sa mère, morte en lui donnant le jour, et à l’âge de trois ans, il perdait son père. Il avait été mis en nourrice en Bourgogne, il y resta comme pupille de l’assistance publique, et à douze ans, fut placé comme petit domestique chez de braves fermiers qui le traitaient comme leur enfant.
Plus tard, amené et fixé au Puy par son mariage, ses instincts et ses goûts étaient plutôt ceux d’un coureur des bois et bien qu’il eût appris le métier de tailleur, Courtol s’employa pour un pharmacien de notre ville à cueillir des plantes médicinales qu’il apprit ainsi à bien connaître. Ces expéditions par monts et par vaux convenaient à ses goûts, à ses penchants ; il aimait- la nature, sa flore et sa faune, il appréciait le charme des fleurs et du paysage.
Mais si, avec sa veste couleur de pouzzolane, ses houseaux montant aux genoux, son teint basané, il avait quelque chose du chasseur, observé plus minutieusement il avait la physionomie d’un inventeur, d’un « trouveur ». Et en effet, c’est qu’il savait en trouver des vipères !
« Vous qui êtes toujours à courir les champs et les bois, lui dit un matin, un facteur de Polignac en tournée, vous devriez tuer des vipères, comme font plusieurs de mes collègues, la prime est de cinquante centimes par tête ».
Le conseil n’était point tombé dans l’oreille d’un sourd et Courtol avait tellement d’aptitude pour cette chasse que dès sa première saison, il avait tué dix-sept cents vipères. D’année en année, le chiffre ne faisait que s’accroître et Courtol touchait des mandats de cinquante, de quatre vingts francs d’un seul coup : en l’année 1893, il prend trois mille vipères et touche quinze cents francs ; il passait à l’état de « budgétivore » et même de « lupivore » car on était obligé d’empiéter pour le payer sur la prime des loups.
Aussi cette surabondance de prime entraîna-t-elle une sorte de conflit avec l’administration et le budget débordé se mit à chicaner avec le vipéricide. Comme il fallait lui payer les têtes de vipereaux, on prétendait que Courtol accouchait avant terme les femelles qu’il prenait pleines et qu’il présentait les têtes des morts-nés.
« Il faudrait donc que j’apporte les vipères vivantes, dit ironiquement Courtol.
-         Parfaitement, lui répond le Budget.
-         C’est bien, fait-il. »
Et le lendemain, il arrive un peu avant la fermeture des bureaux avec un bocal contenant le chiffre fatidique de treize reptiles tout frétillants. Il était trop tard pour les reconnaître, on met le bocal sur la fenêtre ; pendant la nuit, le vent le fait tomber dans la cour et voilà les vipères échappées.
En grande hâte, on court chez Courtol et notre vipéricide, riant sous cape, fut assez adroit pour reprendre une douzaine de vipères et assez malin pour ne pas retrouver la treizième, afin de laisser son monde sous le coup d’une crainte salutaire. Aussi ne lui en demanda-t-on plus de vivantes !
Courtol non seulement connaissait les mœurs, les habitudes, le terrain des vipères, mais de plus servi, pour cette chasse fatigante par des jarrets d’acier. Il marchait parfois des quatorze ou quinze heures de suite sans autre viatique qu’un croûton de pain et l’eau des fontaines ; comme le jour où ayant appris qu’un jeune homme était mort d’une morsure à Saint-Paulien, il partit du Puy à quatre heures du matin et ne rentra qu’à sept heures du soir après avoir fait de nombreuses captures.
Un matin d’avril, Courtol trouve dix-huit mâles se disputant une femelle ; craignant de ne pouvoir les tuer tous en tas et d’être mordu en les recueillant, il les éparpille à coups de chapeau pour les assommer plus distinctement ; dix-sept restent sur le carreau. Il revient le lendemain au même endroit et retrouve la femelle ventre à ventre avec un mâle ; en tapant et en relevant son bâton, il envoie à son insu, un des reptiles sur une haie d’aubépine et, tandis qu’il cherche dans le bas, la vipère lui dégringole dans le cou par l’entrebâillement de sa chemise.
« ça y est, se dit-il avec un frisson… ».
Mais ce n’est pas encore pour cette fois, la vipère était morte.
Parmi les chasse aux vipères, il y en a d’absolument étonnantes : dans un après-midi à la Bernarde, il en a tué cinquante ; une autre fois dans le vallon de Ceyssac, en deux jours, cent quatre. En 1901, entre Fix et Lachaud, au mois de septembre en deux matinées consécutives, il en capture deux cent trente. Le lendemain à Chavagnac près d’une ferme dont la fermière n’osait, par crainte de ces venimeuses bêtes, aller chercher dans les buissons les œufs de ses poules qui s’y cachaient pour couver, il en tue soixante-cinq, ce qui pour les trois jours faisait un total de deux-cent-quatre-vingt quinze. Enfin, quand il est mort, il avait détruit en chiffres ronds vingt mille vipères et autant de vipéreaux, en tout le nombre formidable de quarante mille.
Sa dernière et tragique expédition eut lieu le mardi matin 12 juin 1902. Il partit pour les environs de Saint-Paulien, en prévenant sa femme de ne pas s’inquiéter s’il ne rentrait pas le soir, qu’il comptait faire une bonne chasse.
Dans l’espace de moins de deux heures, il avait pris douze vipères mais la dernière, qui était très grosse, l’avait mordu à la main gauche et une jeune fille qui lavait du linge l’avait vu à ce moment « batailler » furieusement avec son bâton ; il avait dû se défendre  énergiquement contre ce reptile exceptionnel car on l’a retrouvé presque haché dans sa boîte. La main et le bras commencent à enfler tandis qu’il se dirige vers la ferme du Chabron. Il demande du vin et une tasse de bouillon, momentanément, il se retrouve un peu mieux mais ce n’est qu’un répit éphémère ; on trouve qu’il n’a pas son allure habituelle, il est morne, presque égaré.
Après avoir mangé un peu, il demande à se reposer dans la grange. Malgré une ligature dont il avait entouré son poignet, mais qui ne pouvait arrêter le venin que les crochets de la vipère avaient injecté dans son sang, accomplissait son œuvre. La paralysie avec refroidissement se généralisait. Vers minuit, Courtol perdait connaissance et il mourait à trois heures du matin, quinze heures après avoir été mordu.
On l’enterra seulement quatre jours après et l’on rapporta que le corps en dépit de ce séjour prolongé au fond d’une chambre plutôt petite, serait jusqu’à, la fin, resté dans un parfait état de conservation. Ce phénomène était-il dû à l’action du venin ? Nul ne le sait ; toujours est-il que par un étrange signe du destin, après les avoir tant pourchassées, Courtol était mort tué par une vipère.

Aout 2016

 

 

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