Chantiers de jeunesse dans les années sixties

Ce chapitre du livre de Gilbert Boudoussier, Partitions de mes montagnes et vallées, raconte, comme il les a vécus, ses souvenirs dans l’entreprise Oriol de Pont d’Alleyras, fermée depuis très longtemps. Monsieur et Madame Oriol -on appelait cette dernière Tavo (abréviation de Tante Yvonne)- sont décédés. Ce chapitre ressuscite avec subjectivité une mémoire du village. Je ne pense pas que quelqu’un d’autre que Gilbert ait parlé de son vécu à l’entreprise Oriol, témoignage qui mériterait une place dans le magazine Volcan.

Nous sommes en juillet 1966, et me voilà lancé dans le travail manuel dans une collectivité inconnue.
J’ai donc quitté les bancs de mon école très tôt, à quinze ans car, comme je l’écrivais dans mon précédent livre, j’étais un cancre. Je n’avais donc aucun avenir dans ces lieux d’apprentissage de Jules Ferry si bien que mon père s’était débrouillé pour me faire embaucher dans l’entreprise Oriol, dont il était chef d’équipe. Cette petite entreprise au caractère familial œuvrait pour les ouvrages d’art de la S.N.C.F.
A la mi juin, je désertai l’école sans regret. Je m’acquittai des travaux des champs en secondant mes parents, jusqu’à ce jour de juillet où papa m’annonça avec une grande assurance que le patron avait répondu favorablement à sa demande et il me dit : « l’entreprise Oriol t’embauche le premier août » .
Mon sang ne fit qu’un tour. Il me dit cette phrase pendant le repas de midi, nous écoutions le feuilleton radio Astérix et Obélix, nos gaulois bien sympathiques, sur France Inter. J’entends encore l’indicatif de l’émission et le son de la voix. Je savais désormais qu’une grande page se tournait autour de cette table familiale. Je n’avais que quelques jours de vacances avant de commencer ma nouvelle vie et cela me chagrinait un peu.

Je débutai donc mon premier chantier au pont de la Vigne. Juste à côté du pont se trouvait la maison du patron : une villa blanche aux volets jaunes (voir ci-dessus). Ma tâche consistait à nettoyer des fossés et des aqueducs. Quelle tâche harassante pour mes jeunes bras en manque d’habitude !
A deux, nous portions le bayard * pour le remplir de boue stagnante et nauséabonde, d’herbes de cailloux et de terre. Il fallait ensuite réussir à le vider d’un coup rapide et adroit par dessus le mur de soutènement. Nous devions le basculer habilement et le retenir un peu dans un balancement d’entente pour ne pas le laisser tomber. Parfois, c’était la vieille brouette crottée de ciment qui servait pour ce déblaiement si la commodité des lieux le permettait.
J’étais complètement perdu au milieu des adultes. Je m’occupais aussi de faire le mousse*.  Cela consistait à aller chercher le vin le matin, à le mettre au frais si possible en lieu sûr et ensuite à faire le tour du chantier pour servir à boire à tous les ouvriers.
Nous faisions huit heures par jour et je trouvais le temps long au début. Je me souviens de casse-croûtes vers les huit heures du matin où chacun coupait son pain et y étalait du pâté ou du fromage de tête accompagnés d’un peu de beurre fermier avec la lame noircie de l’opinel qui reluisait après usage. Quel plaisir que ce repas pris en harmonie ! Nous aimions manger ensemble et partager notre pitance. Nos petites boîtes de sardines, je les revois encore. Nous avions une clé spéciale pour les ouvrir. Lorsque cet outil manquait, on demandait aux copains qui en sortaient un du fond de leur musette* pour le prêter. Parfois, personne n’avait de clé; il fallait alors se résoudre à ouvrir ces boîtes métalliques avec un couteau. C’était une opération délicate et il arrivait fréquemment que l’on se blesse.
Les matins d’hiver, le gel recouvrait la campagne. Nous allumions un feu de bois et de traverses*. Pour qu’il prenne vite, nous y ajoutions peu de gasoil de compresseur. Devant, on se cuisait et dans le dos, on se gelait. Nous tournions autour du feu comme des forcenés du boulot avec nos mains dans notre peu de campieu*.
Une odeur forte d’ail s’échappait du saucisson « fabrication maison » et se mélangeait à celle des fromages de pays couverts d’artisons. Le fromage était fort, sa couleur intérieure variait du bleu vert au jaune. Nous le dégustions en l’appréciant avec un canon de rouge qui laissait un bon goût dans la bouche.
Sur une planche sommaire, nous coupions le jambon ou la saucisse fraîche du dernier cochon tué, en fines tranches ou épaisses, suivant l’habileté du convive. Chacun vantait ses denrées avec les marques aujourd’hui disparues : Mère Picon, Vache sérieuse.. Nous mangions de bon appétit cette nourriture simple des gens de la campagne. Ces hommes forts et rustiques prenaient des forces en mangeant beaucoup et buvaient aussi énormément de vin rouge.
Le travail était dur, il fallait donc se restaurer copieusement. J’étais Perdu parmi eux et de leurs plaisanteries grasses. J’ai appris le travail mais aussi le côté obscène des histoires de fesses du pays. Mes premières cigarettes furent consommées ici, au cours de ces travaux publics.
Moi, je me sentais loin de cette ambiance qui ne me convenait pas. J’avais quinze ans et je côtoyais des gens de 35 à 65 ans, mises à part deux personnes qui avaient quelques années de plus que moi. Papa venait de temps temps me réconforter à sa manière. Je gagnais cent francs par mois, et papa, après quelques discussions, m’en fit gagner 150 de plus, ce qui fit qu’au bout de six mois, je gagnais la moitié de sa paie à lui, soit 250 francs. Pour moi, c’était déjà bien de toucher une telle paie car j’étais un des seuls de l’école qui gagnait un peu sa vie.

Que de ciment mélangé à la force du poignet, avec du sable et du gravier que je tournais à la pelle ! Et combien de coups de pioche ai-je donnés pour défoncer cette roche tenace ! Nous crachions dans nos mains pour que le manche ne glisse pas et accroche davantage.
Dans la poussière ou dans la boue collant à nos chaussures, nous œuvrions sans relâche sur cette ligne de chemin de fer entre Monistrol-d’Allier (Monistrou en patois) et Chapeauroux, parfois sur Prade et Chanteuge. Nous chargions le wagonnet de la draisine à la carrière de la Madeleine. Nous taillions à grands coups de têtu* les gros pilons basaltiques qui tombaient avec fracas sur le plateau de métal du wagonnet.
Ces pierres rendaient nos mains rugueuses et caleuses. Nous travaillions principalement entre Alleyras et Monistrol ou entre Alleyras et à moitié parcours de Chapeauroux dans un lieu qui s’appelait « les Salettes ». Des noms évocateurs me reviennent des parcours de cette ligne aux endroits pittoresques longeant l’Allier. Il y avait d’un côté d’imposantes falaises rocheuses et de l’autre, les flots impétueux de l’Allier. Le murmure de cette rivière m’a bercé mais ses crues m’ont inquiété tout au long de ma vie. Parfois capricieuse, elle serpente étroitement entre deux falaises pour s’épanouir plus loin, dans la vallée de Vabres, juste avant de mourir au barrage de Poutès pour réapparaître après, calme et sereine.
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En partant de la Vigne, on passait sous des arcades qui semblaient presque romaines tellement elles avaient été bien construites. En effet, le 8 juin 1870, un train dérailla suite à d’importants éboulements de la colline trois semaines après l’ouverture du Brioude-Alès. Lors de son  service régulier, un bloc de rocher se détacha de la colline entre Alleyras et Chapeauroux à trois kilomètres seulement d’Alleyras. Sous le choc, le fourgon de queue et la première voiture déraillèrent. Quelques passagers furent blessés. La géographie changea complètement car, pour soutenir ce talus, il fallut être ingénieux pour trouver la solution.
Celle-ci consistait à construire un grand mur de basalte pour tenir la terre et laisser apparents les blocs de rochers qui se situaient sous des voûtes, un peu comme les ouvertures des églises.
Belles réalisations posées en inclinaison et épousant la corniche, environ dix-huit voûtes encerclent la roche et cela, sur deux niveaux.
Cette construction d’un autre temps est visible du petit village de potiers de Vabres, signant par sa présence le savoir faire de ces maçons là.

A chaque passage, nous nous arrêtions sous ces murs comme par respect de ce bel ouvrage en mosaïque jointé au fer à joint.
Je continuais en marchant sur cette voie que je découvrais avec l’entreprise.
Voici le tunnel de Vabres, le viaduc et ensuite le tunnel de « Péchadoire ». Voilà le clos et sa petite cabane, le souterrain artificiel (nous l’appelions ainsi car c’était le seul qui était en béton), la ligne droite de la Taride et Rochefort. Entre les deux, s’étale la voie semblable aux notes d’un piano, posées là au milieu, pour une ode à la nature.
Nous arrivions à la fameuse « tranchée des fleurs ».
Un peu plus loin, c’était le terminus du partage de l’entretien du réseau qui se nomme « les Salettes ».

Située à mi distance d’Alleyras et de Chapeauroux, tous les matins, avec la brigade des poseurs, nous allions à « la boîte » en draisine.
Sur un bord aménagé trônait un poteau en ciment avec une tablette rabattable en métal pour la ou les signatures des chefs. Joints à celui-ci, un téléphone à manivelle et une petite caisse aux embouts blancs refermait les documents qu’il ne fallait pas oublier de fermer à clé avec le lourd cadenas.
Malgré la difficulté de certains travaux, j’appréciais tout de même la beauté des sites où nous étions; j’aimais tant cette ligne !
Un jour, nous avions un chantier important à réaliser aux Salettes : la démolition d’un vieux mur et sa reconstruction. Il était élevé, douze mètres environ. Nous échafaudions au moyen de biges* qui tenaient nos rondins de bois et nos planches, le tout pointé et accroché à de solides chaînes.
Nous préparions le gachoire*et, comme le mur était très haut, il fallait tout monter à dos d’homme. Pour accomplir cette tâche, nous avions un outil ancien qui s’appelait un oiseau*. Il était posé sur un solide poteau de bois à hauteur d’épaules et il nous servait à apporter les matériaux sur les étages du chantier. Cet outil tout en bois avait deux bras à l’avant et une planche droite à l’arrière qui s’appuyait sur notre dos pour la stabilité.
C’était une sorte de brouette volante que nous chargions à la pelle sur son plateau. Ensuite, je me plaçais dessous et, légèrement accroupi, je le  saisissais les deux bras. Puis, je me relevais lentement et gravissais l’échelle, une main sur les barreaux et l’autre sur « l’oiseau ». J’atteignais la cime de l’échafaudage, semblable au vendangeur qui vide sa hotte. D’un coup de rein, je basculais le ciment dans les ganaches et je redescendais, soulagé après l’effort. C’était la tâche la plus dure que j’ai faite, presque comme au bagne. Pendant trois mois environ, il en fut ainsi. Ensuite, nous démontions tout, nettoyions le ballast en refaisant la banquette et ne laissant qu’un mur propre et neuf.
Accompagné d’un poseur, il m’arrivait parfois d’effectuer la tournée de chaleur pour vérifier la dilatation des rails. Nos pieds brûlaient dans les brodequins. De même, l’hiver, nous allions aux entrées des tunnels pour enlever les chandelles de glace qui obstruaient le passage. Dans ce cas, nous étions transis de froid malgré nos canadiennes.
En toute saison, nous allions signer tous les jours, à pied ou en draisine, suivant les circonstances, à cette boîte située aux limites légales de la S.N.C.F. Ces signatures et quelques écritures pour l’état des lieux  s’inscrivaient sur une sorte de livre d’or écrit par des mains rugueuses.
Nous arrivions le matin à sept heures et demie. La draisine aux couleurs rouge et blanche nous laissait devant la cabane pour y entreposer nos casse-croûtes et prendre nos outils.
Après un coup de klaxon « pin pon pin pon » pour nous dire au revoir, le petit convoi s’en allait dans un vacarme de vieux diesel et de transmission de chaînes.
Ces cabanes étaient espacées tous les cinq kilomètres environ et nous servaient d’abris. Comme j’étais très jeune, j’étais chargé de l’entretien de ces petits bâtiments. Cela me convenait bien car j’évitais, ou du moins je retardais, le dur métier du chantier.
Je balayais le sol de béton armé ou de terre battue et m’occupais du poêle à bois. Je partais donc dans la campagne sauvage et presque vierge, tel Robinson, chercher des brindilles de genêt pour pouvoir allumer le feu salvateur.
J’ai reçu de bonnes appréciations pour ces tâches qui m’incombaient. Vers les dix heures trente, je partais pour préparer le poêle aux trois ronds, pendant que les ouvriers s’activaient sur les échafaudages.

Mes compagnons étaient contents lorsque la fumée s’échappait de la vieille cheminée. Une provision de bois à l’arrière de la petite construction et quelques branches dans un coin de la maison me servaient pour réchauffer l’atmosphère, les cœurs et les gamelles.
Parfois pour plaisanter juste avant que les convives arrivent, j’ajoutais des gamelles de salade sur le poêle. Dans ce cas, c’était la guéguerre assurée, car certains caractériels n’appréciaient pas du tout la blague. Ils m’injuriaient copieusement et ne comprenaient pas cet incapable de gamin qui faisait réchauffer les salades. Puis, à l’ouverture des couvercles, tout redevenait normal car ils comprenaient la farce. Heureusement, papa était là et prenait mon parti en plaidant  ma cause quand il le pouvait car, j’avais parfois le grand tort de pousser l’argument un peu loin.
Au milieu de cette nature et partageant ces casse-croûtes, nous étions bien. Nous oubliions notre dur labeur. Nous déballions nos victuailles. Je me souviens que l’hiver, papa qui ne pouvait pas se passer de sa soupe, l’emmenait dans des bocaux de verre « le parfait ». J’avais un sac de sport qui tranchait avec les autres. Il était de couleur marron et possédait une petite poche avec fermeture éclair où je glissais déjà quelques crayons pour écrire mes sentiments sur mon carnet « Lafarge ». Le haut du sac se fermait avec une lanière de cuir que j’accrochais à mon épaule.
Ces bons vieux carnets, papa me les donnait car c’était lui le chef. Il y notait tout ce que nous avions fait dans la journée : les heures, les commandes, les comptes. Moi, je griffonnais ce que je voulais car je n’étais plus à l’école et que personne ne viendrait vérifier ce que j’écrivais ni compter mes fautes. Mes chantiers de jeunesse, comme je les appelle, m’ont permis en travaillant, de découvrir le monde des adultes.
J’ai passé toute ma jeunesse à me dépenser sans compter alors que la plupart de mes camarades profitaient de l’oisiveté des vacances qui s’offraient à eux en draguant les filles sur les nombreuses plages de l’Allier et l’avenue de la gare. Parfois, je me sentais un peu puni de cela.

Un jour, je regardais mon père qui se trouvait au milieu des voies de la gare d’Alleyras, près du quai, avec sa batte à la main. Il avait la même posture que son père au même endroit, tel que je l’avais découvert sur une très vieille carte postale jaunie. Je pensais que finalement, nous étions tous semblables dans cette famille. Nous étions des gens tenaces et assidus à la tâche, qu’aucun travail ne rebute. Mon grand-père portait le bouc, ce qui lui donnait un aspect pas très sympathique. De plus, il avait l’air sévère et austère dans son pantalon de gros velours noir, son épaisse veste grise sur sa chemise échancrée qui laissait apparaitre son torse poilu et musclé. Beaucoup plus tard, en 1972, alors que j’étais militaire, je décidai de m’identifier à lui en me laissant pousser le bouc.
Pendant trois ans, je laissai un peu de ma santé, de mes forces, de ma fougue et de mon courage sur cette ligne de chemin de fer parsemée de nombreux ouvrages auxquels j’ai participé.
Cela m’a permis d’acheter mon premier vélo « hellium » et surtout l’engin à moteur tant convoité à l’époque : la célèbre mobylette bleue.
Je retournai au charbon, comme on disait. Nous allions à nouveau aux « Salettes » et je vais vous narrer avec un peu d’humour, une histoire qui s’y passa et que l’on raconte encore. Ensuite, nous irons dans un autre endroit pour une autre histoire, plus belle encore.
La première anecdote se passe aux abords de la maisonnette où nous laissions nos restes de repas : pelures de fromage ou de saucisson, squelettes de poisson, ossements divers de volaille, sans savoir que nous attirions les chats sauvages et les renards. L’odeur de ces restes les alléchait à la nuit tombante. Un chasseur averti avait remarqué qu’à notre arrivée le matin, il ne restait plus rien du repas de la veille.
Un idée lui vint : il décida d’appâter l’animal en dissimulant de la nourriture dans les feuilles. La journée finie, le voilà préparant le festin de la bête sauvage inconnue. Le lendemain, la draisine nous laissa devant la maisonnette. Nous avançâmes prudemment pour repérer des traces de pattes sur le sable. « En voilà deux et d’autres là ! » s’écria Jean. L’animal avait tout mangé mais on sentait qu’il était méfiant. Plusieurs jours durant, les hommes lui préparèrent ses repas, et tout était mangé le matin; on voyait que la bête avait dispersé les feuilles à grands coups de griffes… car maintenant, notre bestiole possédait des griffes, c’était sûr !
Tout était possible dans ce lieu où seuls passaient les trains dans un fracas de ferraille et où le calme revenait ensuite.
Genette, fouine, martre, belette, blaireau, on s’interrogeait.

Un soir fut le dernier : on dissimula un piège à sanglier sous les branchages dans l’angle de la cabane. Le lendemain, nous descendîmes du loco comme des soldats partant à l’assaut. Arrivés à l’endroit du piège, nous ne découvrîmes rien sauf quelques traces çà et là. Visiblement, notre intrus était très rusé !

soir, nous recommençâmes patiemment le traquenard. Enfin, nous découvrîmes le matin un gros chat sauvage qui miaulait et soufflait de de peur et de douleur.
Nous courûmes vers la chaîne du piège. Ce brave chat était perdu ! Il essayait de se couper la patte avant, prise dans le terrible étau à dents qui lui arrachait des lambeaux de chair et des morceaux d’os.
J’étais apeuré et triste devant cette scène. Cette pauvre bête avait été victime de sa gourmandise, de sa faim et de son instinct et maintenant, elle allait mourir.
Le chat bondit et tira fort sur cette chaîne qui ne voulait pas céder et se jeta sur nous. Jean prit la branche prévue pour le tuer. Il l’assomma d’un coup sec sur la tête, mettant ainsi fin à son agonie.
Belle bête tigrée de noir, gris et marron, au pelage lustré et propre. Tristesse de Chopin d’un matin pour moi et pour cet animal… mais victoire pour toute l’équipe. Quelques jours plus tard, ce furent le tour de deux autres qui périrent de la même façon.
Je reprends une histoire pleine d’humour, celle-là ! Ces chats sauvages avaient donné des idées à à nos chasseurs qui décidèrent d’une mémorable fin de semaine.Parfois, le vendredi soir, nous organisions un repas dans ces maisonnettes. Nous étions dans la « tranchée des fleurs »; une entente amicale et conviviale régnait dans ces équipes à l’époque.

Cette histoire a été maintes fois racontée dans la commune et a même dépassé les frontières du pays.
Comme vous l’avez compris, chers lecteurs, les ouvriers, dont certains avaient enfilé le costume de cuisinier, avaient décidé de manger un chat. Gardant le secret, ils se mirent au piano. C’était vendredi, nous avions de l’avance dans nos travaux. Aussi, nous allions faire un bon repas à midi. Le temps frisquet de l’automne s’associait bien à l’odeur de fumée  de bois qui s’échappait de la cheminée de la modeste cabane. Comme nous serons bien au chaud à l’intérieur en fermant la porte et en laissant le froid dehors !
Le civet de lapin serait à l’honneur à la table des robustes travailleurs. Cette bête à poils était arrivée ce matin là, bien emballée par la maîtresse de maison dans le grand sac S.N.C.F. de gros cuir du cuisinier occasionnel. « Quel beau lapin ! » s’écrièrent les copains. Les maçons s’activèrent à leur ouvrage de pierres et de ciment, faisant naître déjà une belle mosaïque sur ce mur de soutènement.
Pendant ce temps, nos deux cuisiniers de mèche préparaient le chat et le faisaient mijoter. Personne ne soupçonnait la supercherie car dehors, ça embaumait vraiment le bon civet de lapin. On se serait crû tout près d’un restaurant tant le fumet était odorant. Tous en salivaient déjà, rien que d’y penser.
« Alors, il est prêt ton civet ? » interrogea un convive, « vous m’en direz des nouvelles, j’ai mis tout mon savoir pour vous » répondit un des cuisiniers.
A midi, les ouvriers prirent place autour de la table.
L’apéro local que l’on fabriquait avec de l’extrait de « vous devinez » coulait dans les verres. Le repas tant attendu allait bientôt commencer.
La marmite arriva sur la table et chatouilla les papilles. Marcel ouvrit le couvercle et s’écria : « Mais il n’a pas de tête ton lièvre ! »  Non, je l’ai tiré en pleine face« , rétorqua Jean. Accompagné de ses légumes, d’aromates et de bon vin, ce lapin dévoré des yeux le fut aussi en bouche.
De grands clins d’œil se donnaient en catimini entre ceux qui savaient mais tout se passa pour le mieux. « Il est vraiment bon, ton lièvre » dit Maurice.  » «  »Je te l’avais bien dit ! Tu n’en mangeras pas de pareil de si tôt ! » s’esclaffa Julien. A grands coups de canons de rouge et de fortes rigolades, le civet de la bête à poils fut terminé. Chacun taillait de belles et généreuses tranches de pain de seigle pour éponger tout le jus en se léchant les babines.
Puis, Baptistou se dit qu’il fallait bien commencer par en parler un peu, de ce lièvre. « Aquel lèbre era bouane ! » (« Qu’il était bon ! » s’écria Célestin. « Êtes-vous sûrs que c’en était un ? » « Mais bien sûr que oui ! » dirent-ils en examinant les restes d’ossements dans les assiettes. Peu à peu, le doute s’installait dans l’assistance car, vu la tête des deux farceurs, on se posait des questions. « Comment sont les côtes d’un lièvre ? » demanda Julien. « Elles sont plates« , s’écria Jean. « Hé bé, alima los ! (Regarde-les bien !) » dit Maurice. Les yeux de Baptistou et de Célestin s’écarquillèrent encore davantage quand ils s’aperçurent que les côtes étaient rondes.
Ils en devinrent presque blancs. « Il ne nous a pas fait manger le chat, quand même ? » interrogea Baptistou.
Élie et Marcel se rappelaient qu’ils n’avaient pas vu la tête. Nos compères des cuisines emmenèrent les restaurés voir la tête du chat… et là, plus de doute possible. « Ah salaud, tu nous as bien eus ! » « Imbécile que tu es, on va être malade. » « C’est fini, je ne mangerai plus avec vous ! Tu ne me la referas pas encore, celle-là ! »
Il s’en suivit une cohue indescriptible ponctuée de noms d’oiseaux et d’aller retour aux abords de la cabane. Les boyaux se tordaient et les estomacs se resserraient. Certains avaient des renvois et de fortes aigreurs. Ce chat au goût fort de lièvre était bien préparé quand même ! Personne ne fut vraiment malade. Si Marcel n’avait pas montré cette tête, le tour aurait été joué.
Le retour en gare d’Alleyras fut émaillé de nombreuses discussions. Le conducteur de la draisine s’arrêta devant le chantier d’ordinaire si calme à cette heure là et n’en revenait pas.
Certains se poursuivaient avec la tête du chat et d’autres se tenaient aux murs pour vomir. Les empoignades se succédèrent. Pour un peu, ça aurait mal tourné mais le bon sens fit le reste. On s’embarqua en vitesse dans la draisine. L’arrivée à Alleyras gare fut triomphante.
Le convoi s’immobilisa grands renforts de klaxon.
« Ah, le con, il nous a fait manger le chat ! » . Les badauds arrivaient et contribuaient à l’effervescence des lieux. Le chat de « la tranchée aux fleurs », on en a parlé longtemps… et quelquefois, on raconte encore l’histoire pendant un repas.
Depuis ce jour, il n’y eut plus de cuisine savamment mijotée dans le cabanon. C’était fini. Une bonne leçon ! Des racontars en rajoutaient pour pimenter davantage l’affaire. Sur d’autres chantiers couraient d’autres canulars, cependant moins hauts en couleurs.
Les bancs de la draisine ou du loco qui servaient aussi de caisse à outils cachaient parfois de drôles de matériels.
Suivant la saison, c’étaient des cannes à pêche ou des fusils et, le soir au terminus de la gare, j y avait une ambiance festive : ça sentait le gibier ou le poisson. Nous ripions la voie avec un gros crayon après l’avoir soufflée avec une pelle souffleuse spéciale.
Je vais vous expliquer la manœuvre : avec la canne boule*, un poseur tapait  sur les bords des traverses et, selon le son sec ou gras, il inscrivait un chiffre de un à dix. Cette mesure correspondait à une pelle à graduations à trous pour le remplissage de gravillons fins dans la pelle souffleuse. Cet outil de phase finale, à demi courbé pour le fond, muni d’un système coulissant , servait à garnir la voie d’un dosage précis. La main gauche tenait le manche pendant que la droite allait et venait et actionnait le système en s’aidant parfois du pied. A l’époque, c’était comme cela, l’entretien se faisait par tranches. Il fallait des gens forts et costauds, des armoires en glace comme on disait.
Mes petites mains de jeune travailleur manuel devenaient rugueuses. J’avais des crevasses et de la corne sur les mains, si bien que l’on me laissait un peu plus souvent la tâche la plus facile, celle de tenir le cordeau en fil de fer avec un collègue pour mesurer les écartements et les rayons. On le faisait glisser sur le rail pour le tendre ensuite, avec son système d’encoche aux extrémités. Sorte d’instrument de musique à une corde pour accrocher la voie ! J’ai toujours gardé une à plusieurs notes de musique en tout temps et toute circonstance pour avoir le tempo !
Le chef d’équipe posait son mètre de fil à une borne fixée sur le côté. Sur cette borne était placée une plaque de métal trouée pour y loger une goupille qui marquait le réglage.
Le ronronnement du loco tracteur résonnait dans cette vallée de l’Allier. Puis, la journée se terminait.
Arrivés en gare, nous attendions sur les quais. « Alors, tu l’as eu ce sanglier ? » Dans l’exiguïté de la draisine, ça sentait le gibier ou le poisson frais. Dans les bistrots du pays, nous arborions les prises de la journée, nous les présentions comme des trophées. Nous étions quelque part semblables aux trappeurs du Canada. Nous les arrosions au vin ou à la bière. Certains retours de chantier étaient mémorables, inoubliables avec les histoires nouvelles, sucrées ou salées.

Un matin de juin, papa et moi partîmes d’Aussac. Après avoir avalé un bol de café au lait avec quelques tranches de vieux pain, je m’en allai seul. Papa me rejoindrait plus tard car il devait donner un matou* aux vaches, faire téter les veaux et curer* l’étable. Lorsque le travail lui prenait trop de temps, il descendait en moto avec Dédé notre voisin.
La draisine, annoncée par son bruit de chaînes, arrivait sur la ligne droite de Coubladour à Gourlong et allait bientôt présenter sa livrée rouge et crème à la gare.
Aujourd’hui, le quai débordait d’activité. Avec la brigade des poseurs, nous allions travailler à l’entretien des collines surplombant les voies.
Lorsque les chantiers s’achevaient et que nous étions dans l’attente d’un autre, il arrivait par manque de crédits que nous allions avec les poseurs. Ce travail d’équipe s’appelait les purgements. Nous les faisions avec notre entreprise
Des rochers gris couverts de lichens se dressaient comme les ruines d’un château. Leur base humide, luisante au soleil, avait quelque chose d’impressionnant. Avec nos barres de fer, nous auscultions le rocher pour savoir s’il menaçait la sécurité des voyageurs. Si celui-ci était branlant et suivant sa grosseur, on le poussait pour qu’il dévale la pente et on le faisait sauter à la dynamite.
A l’abri d’un tunnel qu’un courant d’air rendait plus frais, se tenaient nos boissons.
Un farceur préparait encore une blague pour le casse-croûte de midi. Les serpents, très nombreux en cette saison, s’étalaient sur les pierres brûlantes. Nous en détruisions un bon nombre car ces vipères étaient dangereuses. Nous les découvrions sous les bâches qui couvraient notre matériel. Nous en conservions une, morte. Cela donna une idée à notre farceur. Avec l’appui de quelques uns, il la mit en place, en évidence sous le sac d’un camarade.
Midi arriva et chacun se prépara au casse-croûte. Les clins d’œil allaient bon train. Tout à coup, un cri d’horreur nous surprit. Notre camarade donna un coup de talon sur le serpent : « A quouosse un ser ! » (« c’est un serpent !« , s’écria-t-il. Puis, tout le monde rit et notre ami comprit qu’il s’était fait berner.
L’ambiance fut encore assurée pour la journée. Le soir, il ne fallut pas ménager son courage ni sa volonté car la prochaine demi-journée serait dure. Le travail manuel était loin d’être facile. On me fit savoir que, comme je n’avais pas appris à l’école, j’étais désormais dans le monde des adultes et des travailleurs manuels. Dure réalité pour mes quinze ans ! Nous avons bénéficié d’un intervalle d’une heure pour le bon déroulement des travaux, ce qui était rare. Le temps s’écoulait à des cadences d’usine pour préparer le sable, le gravier, le ciment et l’eau. Il en serait ainsi pendant une quinzaine de jours.
A la fin des travaux, lorsque nous montions sur le bastingage*, le conducteur de la loco demanda : « Vous y êtes tous ? » Il tira la poignée des gaz, les chevaux répondirent dans une épaisse fumée noire et le moteur se montra agressif.
La distance qui nous séparait de la gare fut vite atteinte. Nous descendions presque en marche, quand le ballast se dispersait à nos pieds. Le lendemain, nous préparions du ciment avec Eric et Maurice pendant que les maçons taillaient leurs pilons de basalte. Nous étions entre le tunnel de la Talide et du Roquefort, un havre de calme !
http://www.tunnels-ferroviaires.org/tu43/43005.7.pdf
Nous découvrions une petite plaine que l’Allier avait tracée et façonnée. Juste à côté de celle-ci, la ligne de chemin de fer épouse les courbes de la rivière.Au bord de l’une d’entre elles se tient, fière et solide, une maisonnette trapue et spacieuse. Sa porte nous accueilla et nous entrâmes nous installer. L’odeur de renfermé et de poêle éteint nous envahit. Un sentiment d’abandon de ce petit patrimoine me serra le cœur. Je me mis au nettoyage. J’allumai le feu qui fit revivre l’âme de ce lieu. Le filet de fumée de bois parfuma le site. Une sensation de bien-être m’envahit.
Le lendemain, je cueillerais, comme si c’étaient des champignons, tous les petits morceaux tombés des locomotives, afin d’alimenter ce poêle. Lorsque le train fut passé, une douceur paisible nous pénétra. Un profond silence habitait notre esprit que seuls, le murmure de l’Allier et les chants d’oiseaux troublaient thttps://www.youtube.com/watch?v=ojWf7qA4nNk .
Nous nous sommes accoudés au mur de soutènement surplombant le fleuve et nous avons laissé voguer nos pensées au gré des filets d’eau claire.
Agrémentée de farces bêtes ou sensées et de durs travaux ou de calme plat, cette vie m’a fait connaitre la dureté des tâches mais aussi la beauté de sites.
Lorsque ces chantiers étaient terminées, c’était un soulagement apprécié et mérité. Nous avons si souvent marché sur ces traverses qu’elles doivent en avoir gardé pendant longtemps les marques de nos chaussures. Nous nous arrêtions parfois au pied de ces si belles arcades pour admirer ce superbe endroit. La signature de nos prédécesseurs était ici présente et nous la continuions avec d’autres moyens du siècle.
Plus loin, nous nous désaltérions à une source qui sortait d’un barbacane*. Cette eau claire qui emplissait nos verres et nos bouches sous le soleil, nous ranimait et évoquait un geste symbolique.
A notre retour à la maison, en passant par la coursière qui serpente sur la côte du Fleille, papa devait encore s’acquitter du travail à la ferme.
A la cave, il buvait un bon canon de ce  vin salvateur qui lui redonnait des forces pour s’occuper ses vaches tant aimées. Moi, je n’étais pas très raisonnable, je le savais. Mais l’appel de mon âge se faisait entendre. L’oreille collée à mon transistor, j’allais dans ma chambre en compagnie de toutes mes idoles. Je les retrouvais dans les magazines et les émissions de l’époque, « Salut les copains »  sur Europe n° 1. Je les retrouvais également sur les nombreux posters qui recouvraient les murs de ma chambre, ce qui désespérait mes parents. Les magazines « Lui » faisaient aussi partie du décor, ce qui n’était pas vu d’un bon œil à cette époque.  J’aimais me retrouver dans l’intimité de ma garçonnière pour écouter de la musique à la radio ou ce bon vieil électrophone sur lequel je calais mes vinyles 45 ou 33 tours. Dans cette ambiance musicale agrémentée de la fumée odorante de mes premières cigarettes, je grillais déjà un peu de ma santé et, le regard posé sur mes montagnes, je me sentais bien.

Mais revenons vers un dernier chantier qui m’avait marqué. nous étions en face de Vabres, ce petit village de potiers, qui a donné son nom à ce tronçon de ligne. ce chantier colossal dura deux ans environ. La première année, nous y allions par intermittences de finitions avec les aléas des saisons et le rythme des intempéries et des pannes du matériel. La bétonnière en action dévorait tout ses tas de sable, de ciment et notre temps aussi. Elle mangeait et buvait en même temps avec un féroce appétit et nous avions parfois de mal à la gaver.
Dans la poudre blanche du ciment, nous la faisions vomir sur les brouettes dans un bruit de cardans mal graissés qui s’entrechoquaient, créant ainsi un rythme de pop musique. La noria ou desserte des matériaux (mortier) s’acheminait difficilement jusque dans les coffrages préparés à l’avance.
Le soleil cognait fort sur nos casquettes ou bérets. La sueur coulait sur nos visages burinés de poussière et de chaleur. Ce serait notre fierté et notre savoir que de construire ce mur. Nos chefs et nos patrons en seraient reconnaissants à leur façon. Nous alimentions la bétonnière pour la  une dernière fois de la journée, avec le dernier sac de ciment du jour. Nous nettoyions rapidement le matériel et notre train de labeur s’en allait stationner en gare d’Alleyras.  Nous nous sommes reposés une bonne demi-heure à l’ombre fraîche de la cabane à côté du grand aqueduc et avons étanché notre soif. Les ampoules aux pieds me faisaient très mal, mes chaussures pleines de sable et transpirants n’arrangeaient rien à cela.
Le lendemain, le train du rock’n’roll industriel country revenait pour ajouter de la longueur à ce mur trop long sous le soleil brûlant où je me perdais un peu dans cette organisation démesurée.
Le soir, la mascotte du chantier ramenait sa musette encore plus lourde que le matin. Les farceurs que nous étions avions pris la peine de glisser en cachette quelques pierres du ballast au milieu des serviettes. Quelle surprise pour son épouse de découvrir ce contenu !
Nous étions une équipe dure à la tâche, des farceurs et bons buveurs. En découvrant cette ligne et au rythme des travaux d’entretien, j’ai appris à connaître une ambiance d’amitié, d’entente et d’obéissance.
Qu’ai-je gardé des événements de mai 1968 ? Les médias de l’époque avec la radio et l’unique chaîne de télé en noir et blanc, pour ceux qui en possédaient une, nous donnaient peu d’informations. Je comprenais cependant que quelque chose de grave et d’important se préparait à Paris, à la Sorbonne. Les forces de l’ordre s’opposaient aux étudiants menés par Cohn Bendit. Il n’y avait plus de circulation sur la ligne S.N.C.F. Paris-Nîmes ! Les brigades de poseurs et les entreprises étaient cantonnés dans leurs gares respectives. Nous restions pour les dernières finitions des petits travaux. Nos tronçons de voie tant sillonnés par les trains rouillaient sous nos yeux étonnés. Les événements nous parvenaient difficilement car, pour nous gens de la campagne, nous les regardions de loin. La politique était secondaire, il y avait plus important à faire. nos petits chantiers se terminaient et le travail commençait à manquer.
J’étais le plus jeune et je me doutais bien qu’à la reprise, ce ne serait plus tout à fait comme avant. Les barrières s’élevaient à Paris. A coups de gourdin, de jets de pavés et de bombes lacrymogènes, la nouvelle génération s’exprimait pour plus de libertés.
Dans la ferme, mes parents travaillaient dur pour les fenaisons. Je les aidais un peu pour le ramassage du foin qui s’étirait en deux longs andins sur les prés immenses.
Ensuite, je cédais à la tentation de mes dix-sept ans.  Avec nos copains et copines, dans le repère que nous avions construit, nous passions notre temps à draguer gentiment à la manière des sixties.  Au son des groupes anglo-saxons, de Johnny , Eddy Mitchel, Adamo qui fut le chanteur de l’année 1966 et des slows ravageurs et racoleurs de Jean-Michel Caradec et de Groscolas, nous dansions sans grand souci du temps que nous dévorions à, belles de ntshttps://www.youtube.com/watch?v=k9sf8AXl1g4 . Nos premiers baisers de débutants ressemblaient à la visite maladroite, un jour de vent, d’un papillon sur une de ses fleurs convoitées. Nous buvions du Coca-Cola en fumant des cigarettes blondes, des
« Royales » de préférence… et parfois un petit joint.
Avec mon emploi, j’étais un peu tenu à l’écart  donc absent de bien de ces plaisirs innocents. Dans la fumée de nos cigarettes, nous vivions une phase de notre jeunesse.
Les lendemains, le fait de retrouver les gars du chantier ne m’enchantait guère. Certains ne comprenaient pas ces petits jeunes et leur presque révolution, si bien que parfois, je me révélais agressif. Papa ne savait pas trop que faire.
Pour terminer le mois, nous allions faire ces petits travaux de visites de contrôle appelés purges dont j’ai déjà parlé.  Sur les collines dominant la voie, en pleine nature, nous découvrions des vestiges de châteaux ruinés, des angles de maisonnettes de travailleurs de la voie d’antan, des cabanes de charbonniers et des restes de fours de métal rouillé, envahis par la végétation.
Peace and love fut longtemps le slogan de ma jeunesse fougueuse. J’en portais même le pendentif; mes cheveux assez longs et mes favoris à la Chuck Berry ou Mongo Jerry Me donnaient un look certain. J’étais surtout préoccupé par les booms, surboums ou surpattes appelées aussi surprises-parties.
Je m’habillais ou plutôt m’accoutrais à la mode de l’époque : blue-jean à pattes d’éléphant aux boutons voyants au ras des boots ou pantalon rose et chemise à fleurs aux couleurs vives. Mes bottes étaient impeccables; je les entretenais avec des boîtes de cirage en métal, « La lune » ou « Perca ». Quelle brillance ! Et quelle élégance ! Tout cela pour pavoiser devant les copines ! Autant dire que les lundis ou les lendemains de cinéma, c’était pas la forme au boulot !
Certains copains travaillaient à la ferme mais d’autres avaient une jeunesse dorée pendant l’été. Libres de penser, agir, se promener et surtout s’occuper des filles que je ne rencontrais que quelques soirées. Je bossais. Cette situation me rendait un peu rageur d’être souvent absent de leurs réunions mais me permettait par contre de gagner un peu d’argent. Je m’étais acquis bien des plaisirs : la mob, le vélo et les habits. Entre le travail et les dimanches, ma jeunesse passait. Un soir, après avoir garé nos engins fumants sous un auvent de montée de grange, notre petit bande de copains s’approchait de la fête. La semaine avait été longue pour nous avec les foins interminables et la chaleur de l’été. Mais qu’importe, nous étions présents et en pleine forme ! Nous avancions au milieu du reinage* en croisant peut-être des futures conquêtes. Nous sommes entrés aussitôt au bal. On nous donnait un coup de tampon et nous voilà déjà à la buvette. Nous consommions un peu et parfois trop. L’ambiance nous envahissait progressivement grâce à l’orchestre qui jouait du rock’n’roll et aux belles demoiselles qui nous regardaient. Comme d’habitude, je désertai la buvette pour danser un jerk entraînant. Moustaki ne cessait de nous chanter qu’il était un métèque https://www.youtube.com/watch?v=MV8fGf-N06A . Procol Harum nous transportait dans le rêve. L’été était chaud, les filles étaient belles.  s’écoulaient les heures qui dessinaient les mois qui constituaient les meilleures années de mon adolescence. Les Beatles, les Stones et d’autres groupes que nous écoutions sur nos petites radios nous captivaient. Je fumais toutes sortes de blondes que je rangeais soigneusement dans un porte-cigarettes élégant pour avoir plus de prestance afin d’épater les filles. Je me souviens de celle qui qui avait des yeux pétillants de jeunesse et de désir; de jolis petits seins gonflaient sa poitrine bien mise en évidence sous sa chemisette. Ses jambes de rêve me paraissaient délicieuses sous sa jupette. Son sourire malicieux nous faisait tous craquer. Nous essayions de l’inviter timidement et nous nous demandions quel serait l’heureux élu. Après avoir maintes fois tenté nos chances, aucun de nous ne fut convoité. Elle nous avait tous piégés. J’attendais ma soirée au cinéma où j’aurais peut-être plus de chance. Le film fini, nous sommes sortis main dans la main pour aller nous embrasser.
Dans les villes et la capitale, les événements s’envenimaient Moi, j’étais loin de tout cela. Les journées accomplies, j’allais me réfugier dans ma chambre. Tous les hit-parades des derniers mois s’échappaient par ma fenêtre et se dispersaient dans le village. Tout éclatait sur les grandes ondes de mon transistor et Europe n° 1 en priorité, parfois la B.B.C. avec le président Rocko qui était un excellent présentateur; la F.M. n’était pas suffisamment claire dans nos campagnes. J’étais bien dans l’espace réservé de liberté de ma chambre. Au rythme de Steppenwolf, de Baby come back, des Equals, je m’éveillais à Paris avec Jacques Dutronc et Johnny qui incarnaient bien le contexte de l’époque.
C’étaient aussi les jeux olympiques de Grenoble où Jean-Claude Killy décrochait trois médailles d’or. Hugues Aufray en profitait pour en concevoir la chanson « c’est tout bon ». En rugby, la France battait l’Angleterre 4 à 9 dans le tournoi des cinq nations.
Les Shadoks firent leur apparition sur le petit écran.  J’allais garder les vaches avec mon inséparable chienne Mirza et le transistor. Cet été de révolte le fut pour tous car les citadins avaient réussi à obtenir certains avantages dont je ne me doutais pas et dont j’allais bénéficier un jour bien proche.
Les musiques, encore et toujours, m’envoûtaient littéralement. Il y avait Brian Auger et son Tiger, Marny Hoprins avec Those near the day et bien d’autres. Dans la douce quiétude des surboums, je m’évadais en m’envolant dans les bras d’une belle fille aux longs cheveux blonds et je m’envivrais de son parfums et de nos premiers émois . Nous dansions aussi sur le tube de 1966 de Los bravos « Black is black » que notre Johnny dont nous sommes presque tous fans, avait fait une si belle reprise. ans oublier les Troggs et leur Wild Thine. Après nous être démesurément énervés à danser le rock ou le jimy, nous allions savourer des pâtisseries délicieuses fabriquées par nos mamans.
Nous appréciions ce petit repos en buvant du Pepsi, du Coca ou un jus de fruit. Une nouvelle vague d’excitation allait bientôt nous envahir les oreilles et le cœur.
Les slows de Percy Sledge, when a man love a woman, les Moody Blues avec right in white satin, nous enflammaient. Nos surboums au goût de miel et parfum de filles en fleurs nous occupaient  bien dans ce monde encore préservé.
Les soirées de ce genre, sympathiques, sans méchanceté, se terminaient avec Eddie Floyd. Ensuite, nous nous séparions, laissant les occupants des lieux au rangement du garage ou du sous-sol.
J’attendais aussi la soirée cinéma dont j’ai déjà parlé. C’était un vrai événement dans nos campagnes d’avoir une salle. Le travail avec papa dans son entreprise ou à la maison, m’occupait à plein temps. Certains copains, en vacances, draguaient tout l’été sur les plages, dans les sentiers coquins des sous-bois. Je ne pensais qu’à cette mémorable soirée de la boum de la semaine où je me perdrai dans ses cheveux aux reflets d’or tout en me reflétant dans ses yeux pour assouvir nos désirs d’adolescents et nous aimer à la source de nos lèvres. Peut-être que ce mercredi soir,  au cinoche, je la reverrai et je raterai la deuxième partie du film.
Le soir tant attendu arriva. Nous nous assîmes sur des fauteuils voisins pour nous embrasser dans la lumière changeante et le bruit de l’appareil de projection. Aux alentours de minuit, la salle se vida et la jeunesse se dispersa dans les rues. Je raccompagnai ma copine chez elle. nous étions tristes à l’idée d’attendre la semaine pour nous retrouver. Je l’embrassai longuement avant de la quitter. Elle m’envoya un dernier signe de sa fenêtre et me voilà parti. Je pris ma mobylette et fonçai dans la nuit.
J’arrivais à la fin de mon contrat d’apprentissage et j’allais quitter mon entreprise, le pays et tous mes copains. J’avais décidé par honneur et orgueil de tenter ma chance dans d’autres villes. D’autres de la commune étaient partis à Lyon, au Puy, Saint-Étienne et surtout Clermont-Ferrand. Pourquoi pas moi ?
Il arrivait, deux fois par an, qu’un wagon de 5 000 sacs de ciment de 50 kilos stationne en gare… une corvée pour nous car, pendant plusieurs jours ou en heures supplémentaires, il fallut le décharger. Nos épaules nous firent longtemps mal. Ce fut mon dernier effort pour l’entreprise.
mon camarade de classe se trouvait depuis déjà un an à Clermont, chez Michelin. Il m’avait donné une grande enveloppe pour que je fisse une demande d’embauche.
La capitale auvergnate me recevrait-elle dans sa manufacture de pneumatiques ? C’était la grande question que je me posais. Si le réponse était favorable, ce serait non à la terre et donc oui à l’industrie, à l’inconnu de la ville et tous ses maux. Il faudrait que je parte et que je laisse seuls mes parents et ma sœur. Elle pourrait aller dans ma garçonnière découvrir tous mes secrets. Et ma chienne Mirza, qu’allait-elle devenir elle aussi , Mon cher pays ! Mon chemin vicinal avec mes promenades matinales ! Mes belles vaches paissant dans les prés vont me manquer ! Il se produit chez moi un démantèlement moral et un désordre dans mes pensées à l’idée d’abandonner la terre de mes ancêtres comme un lâche. Moi qui suis contraint comme beaucoup d’autres de quitter ma province presque vierge, sauvage et encore préservée, me voilà parti à la découverte de la jungle industrielle.
Ce jour de fin septembre finit donc par arriver comme une fatalité empreinte de tristesse et d’orgueil. Maman m’avait préparé une grande valise en carton marron aux angles de métal rouillé par endroits, qu’elle était allée chercher, perchée sur l’armoire de sa chambre. Patiemment, durant une semaine, elle l’avait emplie de de mouchoirs, serviettes brodées aux les de la famille « T.A », Thomas Antoinette qui lui revenaient de son trousseau. Elle voulait qu’il ne me manquât rien, mais aussi que je ne perdis rien quand j’apporterzid mon linge au lavage.
Je partais donc avec un lourd chargement, avec en plus deux autres sacs pour les chemises, pantalons et victuailles. J’emportais surtout un peu de la maison familiale et de l’air de mon pays dans ces bagages.
Je m’en allais avec la chanson que j’avais apprise à la maison des jeunes d’Alleyras, un soir de kermesse, « c’est un départ, pas un adieu ». Mes parents m’accompagnèrent à la gare sur ces quais de granit chaud, pour mon envolée. Les copains et copines étaient présents aussi. Je restai digne. le train Nîmes-Paris descendait la plaine de Vabres et résonnait déjà dans la vallée de mon enfance et de mon adolescence. La locomotive diesel bleue et blanche s(immobilisa et le départ fut imminent. J’embrassai toutes les copines, distribuai de grosses poignées de main ou de tapes sur l’épaule. J’embrassai surtout ma petite sœur et mes parents  que je laissai sur ce quai de mélancolie avec les jeunes. Papa et maman pleuraient, surtout maman. Dans mon wagon et mon compartiment vide, le paysage familier défilait à grande vitesse et je savais que ma famille entendrait encore ce train jusqu’à ce que son bruit soit couvert par le murmure de l’Allier.
J’étais donc seul et, regardant la valise, je me mis à pleurer. Mon cœur sensible en avait assez de s’être retenu. Des larmes sincères coulaient sur mes genoux. Je me ressaisis un peu plus loin car une bonne odeur de victuailles, saucisson, fromage et pain s’échappant des bagages, me réconfortait. Maman avait pensé à tout. Ils allaient dormir pour la première fois dans la maison familiale sans le grand frère ou le fils.
A l’époque, il n’y avait pas de portable. seule, les postes assuraient la liaison en cas d’urgence, on pouvait envoyer un simple coup de fil dans certains cafés.
J’apercevais les lumières de la ville inconnue et tant attendue de Clermont-Ferrand. Le train s’arrêta et je descendis sur ce quai froid avec mon lourd fardeau de bagages, de tendresse et de tristesse.  j’étais monté dans ce train, accompagné de gentillesse et de paroles réconfortantes et encourageantes de la part de tous et j’en descendais sans personne pour m’accueillir. Seul, perdu au milieu d’une foule inconnue, je sentais mon sang se glacer. Dans ma tête, j’entendais la chanson « comme un étranger dans la ville » et cette voix ne parlait qu’à moi. Subitement, j’ajoutai une note d’humour à mon débarquement. Voyons un peu la scène… Nous sommes en Amérique, dans un saloon; le vieux piani bastringue avec ses bois troués de balles perdues de la dernière rixe joue des airs western; Le verre de bière du vieux pianiste aux grosses lunettes tombant sur le nez, à la casquette de la compagnie postale, se balance sur son instrument, son verre mousse abondamment. Notre musicien trépigne de joie en buvant, fumant et tapant sur les touches crasseuses. Dans la fumée épaisse, le ventilateur se perd dans un plafond d’orage.Tout se passe pour le mieux. Les cartes s’abattent sur les tables branlantes de jeux. sur la scène disloquée, les danseuses entament un french cancan qui enflamme les cœurs. tout à coup, les portent s’ouvrent brusquement et un cow boy apparaît très excité et dit seulement ces mots : « il y a de l’or à Donson City »; « De l’or , » s’écrient tous les présents dans un parfait ensemble; Le piano s’arrête net et les verres restent pleins. Les danseuses regagnent la coulisse. tous se ruent vers l’or. Ce métal tellement convoité et si précieux est tellement sacré. Tous, pleins de verve et de courage, partent avec un extrême engouement.
Dans ma rue déserte, mes sacs sur le dos et ma valise à la main, je pensais que ce scénario country était très ressemblant.
« Va chez Michelin à Clermont, ils embauchent ». Dans les cafés, à la  sortie de l’église ou à la mairie, c’était la grande discussion des clermontois. Je devins une sorte d’émigré venu tenter sa chance à la ville. J’étais très content de passer les tests d’embauche définitive mais aussi angoissé.
C’est ainsi qu’au son des guitares électriques de mes groupes préférés, je franchis les portes de la ville et celle de mes adresses de foyers. Cette ville dont on vantait tant les mérites, j’y étais !
« Michelin bibendum » m’avait donné, pour mes frais d’hôtel, de restaurant et de voyage plus du double de mes dépenses; J’allais bien trouver l’endroit qu’il me fallait; les copains avaient eu raison. J’avais osé franchir le pas pour tenter l’expérience.
Mes ancêtres disaient que la terre ne mentait pas, qu’elle savait garder son peuple. Tous étaient finalement bien trompés.
J’allais donc oublier les odeurs de la terre mouillée et la couleur des blés. Le blé ondulant sur les épis, je ne le verrai peut-être plus.
Je travaillais quelques jours. Je devais « tourner », faire le roulement, ce qui voulait dire changer d’horaires tous les mois. Les « trois huit », déjà la galère avant l’heure ! Un du soir, un du matin et un de nuit.
Ces nouveaux créneaux horaires me déséquilibrèrent complètement. J’en perdis le sommeil, l’appétit, et la forme aussi. Les odeurs nouvelles et nauséabondes du caoutchouc cru et cuit me donnaient des aigreurs.
La nuit, le sommeil me tombait. Aux pauses, je m’endormais sur un banc ou sur une table, la tête sur le bras. Je me souviens très bien de ces solides tables avec des pieds métalliques et recouvertes de lourdes plaques de lave bleu sombre ou claire suivant la nature de la pierre.
Combien allions-nous vider ou casser de bouteilles sur cette surface dure ! Les conversations pendant nos »casse-dalles » se partageaient entre plusieurs nationalités et certaines ressemblaient à mon patois natal. Dans mes souvenirs, je retrouvais ma terre, ma famille, mes copains et surtout mes copines. Pendant mes longues heures de travail, tel un oiseau en cage, je ressassais mes trois glorieuses années dans mon pays.
je respirais à pleins poumons  le bonheur d’avoir un peu d’argent de poche, chèrement gagné. Je mordais à pleines dents les fruits de la saison et je dédie cet écrit à la chanson de Michel Fugain « les fleurs de mandarines ».
Ma liberté, je la vivais pleinement dans mon travail et mes sorties. Avec nos deux roues pétaradantes, nous écumions les bars des localités proches dans nos virades,  Grandrieu et son dancing La Cigale en Lozère et surtout celui de la Sauvetat « Aux tourbillons » en Haute-Loire. Entre les deux cantons, celui de Saugues et celui de Cayres, nous avons beaucoup roulé. Ces trois années me conduisaient à mes dix-huit ans et déjà, je présageais due mes obligations militaires seraient proches. La plupart des copains quittaient leur terre natale pour aller chercher du travail en ville. les campagnes, en 1970, se désertifiaient peu à peu. Nous étions en plein exode rural.
L’entreprise Oriol de mes débuts avec papa s’amenuisait aussi pour sombrer quelques années plus tard. J’avais donc fait le bon choix. Je me souviens de mon camarade de classe qui était parti un an avant moi et qui m’avait donné l’enveloppe renfermant  tous les documents d’embauche. J’avais rempli fébrilement les formulaires sur la vieille table de pin recouverte d’une nappe cirée à damiers bleus, rouges et verts et que mon grand-père avait fabriquée de ses mains adroites et besogneuses. Tous les regards interrogateurs et les yeux humides de ma famille étaient portés sur moi. Je tremblais toutefois, un frisson m’envahissait le corps et me faisait tressaillir à l’idée du départ.
J’étais encore et toujours avec ma bonne équipe de copains inséparables dans un de ces bons vieux bals rock et musette au creux de notre Haute-Loire. Je pensais que, lorsque le morceau entrainant serait terminé, ce serait une danse douce et calme qui favoriserait les invitations. A ce propos, nous appelions la marche du Larzac le fait de tourner en rond, parfois ou souvent pour rien dans ce bal, pour obtenir la main d’une belle cavalière. « Voulez-vous m’accorder cette danse mademoiselle ? » ou plus simplement « vous dansez ?«   Le bal terminé, nous partîmes reprendre nos mobylettes qui nous attendaient et nous disparûmes dans la nuit fraîche de l’été. Déjà, les musiques s’estompaient de nos têtes et j’arrivai chez moi content mais un peu mélancolique[...].
Dans ces années 1966-1970, c’était l’âge d’or des flirts. Ce mémorable dancing de la Sauvetat existe encore aujourd’hui avec ses trois salles. J’y ai souvent laissé des plumes et aussi beaucoup dépensé. Il s’y produisit quelques bagarres dont certaines faillirent mal tourner. C’était une période bénie pour les sorties du dimanche ! Sur nos mobylettes, nous épations un peu les foules ! Certains soirs de saoulerie, nous trompions l’ennui de n’avoir pu trouver une danseuse. Nous rentrions en mauvais état et les parents s’inquiétaient. Un jour, ce fut ma dernière sortie et ma dernière virée avec les copains. Je décidai de tourner une longue page en décembre 1970. Je partis définitivement du pays. Je délaissai progressivement les copains et même la saugaine me laissa tomber à mon grand désespoir. Notre idylle avait duré presque deux ans et c’est un peu à cause d’elle que je suis parti à la ville. par cette décision, je lui prouvai que j’étais mieux que les autres, pour oser trouver le courage d’aller gagner ma vie ailleurs.
Je me retrouvai donc désespérément seul tel un moineau en cage. Je perdais maison principale et me sentais abandonné.
Chaque semaine, je recevais une lettre de maman et cela m’était d’un grand réconfort. Les horaires de ma nouvelle vie en 3 X 8 étaient contraignants J’avais quelques compagnons d’infortune dans ma piaule et nous partions souvent en bordée*. Je me souviens trop bien de ces soirées tellement arrosées que nous pouvions nous jeter contre les murs. Parfois, les soirs à  21 heures, après le boulot, ayant mal réfléchi sur notre condition de jeunes ouvriers débutants, en ville, Alain, Yves, Raymond et moi décidions de partir en tournée des bars. Après avoir discuté de notre mal de vivre, nous partions nous saouler là… Bien éméchés, nous rentrions vers deux heures du matin, quittions la place de la Fontaine et ses bars pour aller nous restaurer d’un plat de tripes chez « La belle Hélène » au quartier de la gare . A l’avant, c’était fermé mais les habitués savaient et allaient frapper à la porte arrière. Après avoir poussé le petit volet pour nous demander quelques renseignements, on nous ouvrit enfin la porte. La maîtresse des lieux nous accueillait en bons clients. Nous allions souvent manger chez elle car,  en ce temps là, il n’y avait ni cafeteria, ni Mac’Do.  Nous avons quitté le lieu vers quatre heures du matin pour regagner sans nous presser nos chambres de célibataires. Le devoir nous appela pour l’équipe du soir et nous sortîmes du lit la barbe hirsute et les yeux écarquillés. Après un sommaire petit déjeuner composé de café noir et d’un fond de biscottes, nous partîmes au travail. Le sol se dérobait sous nos pieds car les vapeurs d’alcool étaient encore présentes.
Les bruits des différentes machines s’amplifiaient dans nos têtes. Notre maîtrise d’alors se demandait quels étaient ces farceurs bringueurs qui baillaient encore à quinze heures. Le contre-maître nous convoqua dans son bureau pour que nous lui expliquions notre comportement et nos absences répétées. Un jour, on lui ramena le portefeuille de Raymond avec tout le contenu, une chance… Que vos retards ne se reproduisent plus, car ça pourrait être grave pour vous tous. Ce fut une bonne leçon car, désormais, nous étions beaucoup plus motivés qu’avant.
Nos comportements s’étaient sérieusement arrangés, ce qui n’empêchait pas parfois quelques débordements.
De septembre 1970 à janvier 1972, je survivais difficilement aux cadences répétitives dans cette atmosphère lourde et polluée de benzène et de dissolvant avec quand même des séquences d’humour en fin de journée ou de semaine.
Pour m’évader de la ville, je prenais le train Paris-Nîmes. Départ de la fourmilière citadine à six heures du matin pour arriver dans mes montagnes à dix-huit heures trente. Je retrouvais mon cher pays, ma gare, l’avenue juste sous l’école. Il m’arrivait même de gravir l’escalier de mon enfance pour atteindre la cour où je m’arrêtais un instant, écoutant nos cris d’enfants dans le silence de la campagne. Je reprenais cette portion de route en respirant à pleins poumons cet air précieux qui m’avait manqué. Ma chienne m’attendait au bas de notre grand pré « pra nau ». Juste en haut,sous les frênes, ma sœur venait accueillir son grand frère. A l’entrée se tenaient mes chers parents qui m’embrassaient tendrement. Tout de joie et de larmes,  nous nous asseyions autour de la table familiale. Maman avait préparé un gâteau de riz qui dorait dans le four de la cuisinière. Le matin, je retrouvais ma campagne en compagnie de paoa et du chien. Que d’émotions lorsque nous marchions si près l’un de l’autre; je ressentais en lui ce sentiment d’abandon qui l’habitait. Il était content malgré tout car son fils avait eu la volonté de partir gagner sa vie ailleurs.
Le repas de midi était le meilleur car c’était le premier partagé ensemble. Je retrouvais donc cette ambiance de fête autour de la table.
Le dimanche, il m’arrivait de sortir avec les copains qui possédaient maintenant des voitures. De belles 404, étoile 6 et des Dauphines bien sûr. Je sentais que tous avaient changé. Chacun y allait de son entrain personnel seul, le ramassage en voiture nous nous rassemblait. Un jour, sans le savoir, nous avons vécu notre dernière sortie.
Les dimanches soirs, papa, maman et ma sœur m’accompagnaient à la gare. Les larmes aux yeux, nous nous quittions sur le quai. Cette séquence de ma visite devenait devenait de plus en plus contraignante et déchirante. Parfois, je descendais seul, les laissant tous trois accoudés à la rambarde de l’escalier, me faisant un dernier signe. Je humais les effluves de ma campagne comme pour l’emmagasiner, me ressourcer. Je prenais ce train qui m’emmenait vers ma nouvelle vie que je raconterai plus tard.

Novembre 2016

*faire le mousse : servir à boire.
*musette : sac de casse-croûte.
*traverse : pièce de bois traitée qui fixe le rail.
*campieu : maigre repas.
*artisons: acariens qui donnent du goût au fromage.
*têtu : masse de maçon.
*bige : poteaux de bois
*gachoire : secteur en plancher pour faire le mortier.
*oiseau : sorte de hotte que l’on portait sur les épaules.
*banquette : bord du ballast en bout de traverse.
*batte : pioche spéciale pour dégarnir les voies.
* piano : fourneau de cuisinier.
*crayon : grosse barre de fer ronde.
* canne boule : petite tige de fer avec une boule à son bout.
*matou : ration de foin.
*curer :nettoyer.
* bastingage : barre de fer pour s’agripper.
*barbacane : trou rectangulaire dans le mur.
*reinage : fête.
* bordée : bringue.

Novembre 2016

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2 réponses à Chantiers de jeunesse dans les années sixties

  1. Jean-Marc dit :

    Toujours très agréable à lire les textes de Gilbert. Comme un peintre réalisant un paysage, les fonds, les formes principales puis la précision du détail qui fait qu’en reculant d’un pas notre vision est parfaite et nous nous replongeons dans ce proche « passé » avec une pointe de nostalgie. Merci Viviane de partager. Amicalement Jean-Marc.

  2. Danielle Rodde dit :

    Ce beau témoignage, page d’histoire de notre région, mérite d’être, comme le dit Viviane, dans le magasine Volcan pour que ceux qui n’ont pas internet ou n’ont pas lu le livre de Gilbert, puissent en profiter. C’est sur que les ouvriers d’Oriol ou leurs enfants vont être ravis que l’on reconnaisse leur travail sur cette portion de la ligne Paris-Nîmes qu’on voudrait faire disparaître.
    Les photos qui illustrent le texte lui apportent un gros plus elles magnifiquement choisies.