Les maladies des « ouvrières en dentelles » sous la Révolution

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Si l’on a beaucoup écrit sur les pionniers de la dentelle à la main, sur le rôle important tenu par les « Béates », sur le « Conservatoire de la Dentelle », sur le nombre de dentellières étant en activité de nos jours, etc, en revanche, il est une chose dont on ne nous a rien dit, nous voulons parler des « maladies ou indispositions contractées par les ouvrières en dentelles ».
Le 1er novembre 1791, dans son rapport intitulé « Recherches diététiques du médecin patriote sur la santé et sur les maladies observées dans les séminaires, dans les pensionnats, chez les ouvrières en dentelles », le sieur C.D. Balme, médecin du Puy et correspondant de la Société Royale de Médecine, s’adressait en ces termes à Messieurs les administrateurs du District du Puy : « … il n’était besoin sans doute d’exciter votre sollicitude en faveur des ouvrières en dentelles; mais vous évaluerez ce que j’ai pu remarquer sur les maladies qui les affligent, et qui diminuent leurs moyens de subsistance… »
Avant de voir quelles étaient ces maladies, il nous a semblé intéressant de donner au lecteur quelques éléments concernant les « ouvrières en dentelles » et les lieux où elles se rassemblaient pour travailler, en ce début de la Révolution.
Le médecin Balme différenciait ces travailleuses en trois classes. Dans la première, il comprenait celles qui en faisaient un travail continuel depuis le bas âge, et qui n’avaient d’autres occupations durant toute l’année. Dans la seconde, il mettait celles qui, après les grands travaux de la campagne, se retiraient dans les villes ou dans les villages pour ne s’occuper pendant tout l’hiver que de ce travail, seul moyen le plus souvent qui leur restait pour subsister. Enfin, dans la troisième, il rassemblait les filles d’un certain âge qui, lassées du service domestique, se fixaient par goût ou par nécessité à ce genre d’occupation dont elles avaient acquis les connaissances dans leur première jeunesse.
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Une définition du travail au carreau
« Il est peu de personnes, je pense, écrivait le docteur, qui ne connaisse ce genre de travail. L’ouvrière est ordinairement fixée sur une chaise pendant une quinzaine d’heures par jour, ou à peu près; elle a sur ses genoux son métier qui est une sorte de coussin carré, en forme de pupitre, ouvert presque dans le milieu et vers la partie supérieure; dans cette ouverture est placé un rouet autour duquel est un carton piqué de manière que le dessin de la dentelle se voit à découvert, et dans lequel on implante les épingles nécessaires. Ces épingles fixent les fils qui tiennent à autant de petits fuseaux, dont le maniement continuel et très varié, allant de pair avec le placement et le déplacement d’une quantité plus ou moins considérable d’épingles suivant le dessin, constitue ou forme la dentelle, soit en fil, soit en soie noire ou blanche ».
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Des « assemblées » recevant jusqu’à une centaine d’ouvrière !
A l’époque où fut rédigé le rapport de santé, il était fort rare qu’une « ouvrière en dentelles » vive séparément de toute société. Au contraire, elles étaient « ordinairement distribuées par pelotons ou en assemblées, dont les moindres sont composés de quatre ou cinq personnes, vivant chacune en particulier, travaillant en commun, et couchant dans une même chambre ».
Certaines « assemblées » abritaient, suivant la grandeur du bâtiment, vingt, quarante, jusqu’à plus de cent ouvrières !
La direction de telles sociétés était assumée par des personnes pieuses « afin que le bon ordre observé veille aux mœurs et à l’instruction chrétienne ».
« Il en est, précisait le docteur, qui étaient sous la direction particulière d’un supérieur, ou qui étaient associées à quelque ordre monastique : celles-ci vivent comme en communauté; elles possèdent des maisons plus spacieuses, qui leur donnent les moyens de recevoir les filles de la ville, et surtout de la campagne pendant la saison froide; mais ces sortes de pensionnaires se nourrissent chacune en leur particulier; elles payent une somme modique pour le logement, le lit et le bouillon pour la soupe, qui est commun à toute la maison ».
Venons-en aux « inconvénients et aux maux qui résultent des effets d régime et du travail de ces pauvres filles », selon l’expression du médecin.
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L’altération de l’air dans les assemblées, principale cause des affections !
Les ouvrières en dentelles avaient en commun quelques affections qui tenaient à leur genre de vie comme à leur travail. Dans un autre chapitre, nous nous pencherons sur les affections propres et particulières aux trois classes dont nous avons parlé plus haut.
« Le plus souvent fermées dans des petites chambres, ou rassemblées comme nous avons dit par pelotons, poursuit Balme , elles contractent les indispositions, ou les maladies, effets d’un air trop peu renouvelé et trop peu élastique, altéré encore par les émanations continuelles de la transpiration plus ou moins forte de certains sujets; on peut dire généralement que leur transpiration est très abondante , surtout chez celles qui passent une partie de l’année à la campagne; leur nourriture y aide aussi avec tant d’effet qu’on est surpris et vivement affecté par l’odeur forte qu’elles exhalent, même dans les appartements les plus spacieux; »
« Mais l’abondance et l’odeur de cette transpiration altère bien autrement l’air dans les salles qui contiennent un nombre considérable d’ouvrières, surtout lorsque la saison ne permet point d’ouverture continuelle des portes et des fenêtres. Il est difficile d’exprimer la sensation désagréable que l’on éprouve en entrant dans ces salles, surtout lorsqu’on n’y est pas accoutumé. Qu’on juge combien cet air doit être chargé de vapeurs dont la quantité comme le degré d’altération le rendent peu propre à la respiration; combien le poumon doit en être affecté, et quelle facilité au développement de plusieurs maladies ou affections particulières du genre même le plus dangereux et le plus grave ».
« Il est une autre cause de l’altération de l’air, et qui n’aide pas peu à l’abondance de la transpiration par l’augmentation de la chaleur de l’atmosphère; c’est l’usage habituel des « brasiers » ou des pots de terre remplis de feu et de cendres, que caque ouvrière tient entre ses jambes presque tout le temps de son travail, pendant toute la saison froide. Les vertiges, les maux de tête, les oppressions, les palpitations, les saignements de nez, en sont fréquemment les suites, et les effets d’un sang trop raréfié par la chaleur continuelle qui se porte avec trop de violence vers la tête ou au poumon. Il résulte encore de cet usage, ou de cette habitude, que les jambes ou les cuisses de toutes ces filles sont fort affectées de varices, ou bien couvertes d’espèces d’ecchymoses roussâtres et souvent croûteuses. Ainsi, lorsque par un  événement quelconque, il survient une plaie dans ces parties, il s’ensuit des ulcères qui ont la plus grande peine à se cicatriser, et qui ne finissent jamais ».
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Le port du « corset de baleine » n’arrangerait rien
« L’usage des corsets à baleine que ces ouvrières sont dans l’habitude de porter   continuellement, et qu’elles ne sauraient quitter, est encore une cause qui favorise ou qui aide à l’altération de leur santé. Leur attitude dans le travail semblerait exclure cette sorte de vêtement. La tête penchée pour avoir toujours les yeux fixés sur leur métier, la force à se courber malgré la résistance de leur corset, d’où il résulte que l’extrémité inférieure des baleines porte sur les hanches, et presse l’estomac et le ventre. Cette compression forme des obstacles continuels à la libre circulation et à l’expansion facile des viscères. En effet, on observe souvent des maux d’estomac, surtout chez celles qui sont les plus voraces, ou qui dans un repas prennent une trop grande quantité d’aliments. Cependant, comme la plupart ne mangent que pour vivre, on voit moins de ces indispositions qu’on n’en devrait attendre d’une compression aussi continue sur des parties aussi essentielles ».
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Et pourtant, il présentait un avantage…
En effet, la pression du corset sur l’estomac allait de pair avec la minceur des repas ! Gagnant peu d’argent, elles n’avaient guère à manger ! Jamais elles ne se ressentaient ce « gonflement douloureux et pénible » qu’éprouvaient les riches après un repas pantagruélique !
Puisque nous parlons de repas, voyons quels étaient les aliments qu’elles pouvaient se procurer : des légumes, pour la soupe; du pain de seigle, le plus souvent bien dur et bien noir; du fromage; du fruit « lorsqu’il est à vil prix »; très rarement des œufs « à cause de la cherté »; plus rarement encore de la viande; mais le plus ordinairement des pommes de terre, dont le bon marché déterminait la quantité !
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Des affections différentes suivant l’appartenance à la première, à la deuxième ou la troisième classe…
« Les ouvrières qui ne s’occupent que de ce travail tout le temps de l’année, qui y sont formées dès le bas âge, sont précisément celles qui contractent le moins d’infirmités, surtout si elles sont rassemblées en petit nombre, et qu’elles habitent dans une chambre de travail un peu spacieuse. Quelques rhumes, quelques fluxions qu’elles s’attirent par quelque imprudence, sont à peu près les maladies les plus fréquentes qui les affligent. On peut y joindre quelques surcharges d’humeurs de loin en loin, qui les obligent à quelque purgatif. Il semble que leur vie uniforme et leur frugalité les mettent ordinairement à l’abri des maladies régnantes et des épidémies ».
Mais les ouvrières de la deuxième classe, ces filles qui, ayant passé les saisons tempérées et chaudes à la campagne, venaient à l’époque de la saison froide se fixer dans ces communautés, devenaient aisément sujettes à beaucoup d’indispositions, ainsi qu’on peut le présumer, lorsqu’une vie sédentaire et comme oisive succédait tout à coup à une vie des plus actives.
« Quelque abondante que soit la transpiration ordinaire chez ces filles, elle est bien inférieure à celle que ce travail de la campagne leur occasionne. Elles arrivent, mentionne le médecin, avec une surabondance d’humeur, qu’elles augmentent par la continuité de leur appétit qui se soutient au même point pendant quelque temps, et par la diminution d’exercice, qui ne favorise guère pas peu la réplétion; en sorte que le mal-être ne tarde guère à se montrer : c’est alors qu’elles subissent l’épreuve de leur nouveau genre de vie, les dégoûts, les pesanteurs, les vomissements, les diarrhées, les bouffissures, les pâles couleurs, enfin tous genres d’affections qui dérivent d’une diminution de transpiration, dont les suites sont plus ou moins dangereuses, suivant la constitution des maladies régnantes ».
Dans la troisième classe, enfin, étaient comprises les filles d’un certain âge, qui, lassées du service domestique, se retiraient dans ces assemblées pour ne s’occuper que du travail de la dentelle et des « pratiques de dévotion ». C’étaient les ouvrières constamment les plus maladives ! « On en trouve peu, précisait Balme, qui avaient subi une épreuve complète de ce nouveau genre de vie, sans avoir contracté une ou plusieurs infirmités ».
« Presque toutes sont affectées de maladies chroniques ou bien ce sont : des apoplexies, des hémiplégies, des obstructions, des cachexies, des bouffissures, des ankyloses, des faiblesses dans les membres, des douleurs rhumatismales, toutes affections qui les privent de tout exercice salutaire, et leur assurent une vie accablée d’infirmités, en un mot, c’est l’époque assurée de l’emploi de leur salaire amassé pendant bien des années avec tant de peine, et conservé avec tant de soin; on aurait peut-être bien raison de dire qu’il devient la cause première de leurs maladies et de leur mort. Si à cela nous joignons les suites du travail de la dentelle que nous avons considéré jusqu’à présent, il est évident que cette troisième classe d’ouvrières est la plus susceptible des effets dangereux de la vie sédentaire, du changement de régime, et de l’impression du mauvais air ».

Et les maladies des yeux alors ?
« A considérer cette manufacture » et surtout l’application nécessaire à ce travail de la dentelle, on comprend que les yeux doivent être perpétuellement dans une action forcée, qui doit bientôt porter atteinte à un organe aussi essentiel et aussi délicat, les ouvrières étant obligées encore d’employer une grande partie du temps à travailler à la faible lueur d’une lampe; conséquemment, il est à croire que les maladies des yeux doivent être chez elles très fréquentes et très multipliées; mais surtout que la faiblesse de la vue, ou aveuglement, doivent former un genre d’affections très commun ».
Cependant, notait le médecin, il est vrai que les maladies des yeux ne se montrent pas davantage chez les ouvrières en dentelle que dans la pratique des autres arts ou métiers qui semblent même en être moins susceptibles. J’ai toujours été surpris de ce phénomène; j’ai pris toutes les informations; voici la raison que j’ai pu trouver, et qui m’a paru bonne. Il est très rare que l’ouvrière, en se déterminant à faire un genre ou une espèce de dentelle, ne consulte autant ses yeux, que son adresse, ou le désir du gain; et c’est précisément ce qui la fixe sur le choix. Si l’ailleurs par le travail, ou par l’épreuve faite, sa vue se fatigue trop, ou s’altère, elle passe à des espèces plus faciles, plus à sa portée, ou plus claires, ou moins compliquées. D’ailleurs, elle trouve facilement à se pourvoir de toutes les gradations possibles, depuis le dessin le plus grossier jusqu’au plus fin, depuis le plus simple ou le plus commun, jusqu’au plus composé ou plus recherché de toutes les classes de dentelles, soit en fil, soit en soie noire ou blanche, on pourrait même ajouter de différentes couleurs. Ainsi, c’est assurément cette facilité à changer, soit les espèces, soit les couleurs, qui prévient les maux qui résulteraient d’un travail toujours uniforme et toujours compliqué ».
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Le zèle et la charité, seuls remèdes pouvant prévenir certaines affections !
Dans la dernière partie de son important rapport, le médecin Balme affirmait qu’il serait bien essentiel et bien utile de trouver et d’indiquer les moyens de prévenir les affections ou les maladies particulières  de « ces pauvres victimes de la misère et de notre luxe ». Il disait avoir fait son possible pour en découvrir les causes les plus vraies et les plus fréquentes, tout en précisant : « C’est déjà un bien que nous avons fait de les indiquer, si toutefois nous avons réussi. Mais les moyens d’aller au-devant des causes, et d’en arrêter les effets, sont bien difficiles à trouver. Les secours de la médecine sont peu effectifs; et la misère qui accompagne ces pauvres ouvrières arrête toute suggestion, et presque tous les projets qui pourraient leur être avantageux. Je crois  cependant que si toutefois il est impossible d’obvier à tous les inconvénients, du moins le zèle et la charité peuvent en prévenir plusieurs ».
Le médecin faisait une dernière remarque « bien faite pour exciter le zèle et la charité de toutes les personnes qui veillent à la santé, ou qui peuvent s’intéresser à la conservation de ces pauvres ouvrières ».
En étudiant la vie de celles-ci, il s’était rendu à l’évidence qu’elles étaient toutes dupes de leur crédulité et de leur bonne foi dans les indispositions ou dans les maladies qu’elles contractaient. Le besoin de soulagement, l’espérance d’une guérison prompte, la cherté des conseils et des remèdes, les faisaient courir « après toute espèce de charlatans, de jongleurs, de ces droguistes passants, qui, d’après quelques exemples vrais ou faux, mais toujours mal appliqués », les subjuguaient au point de leur vendre toute sorte de drogues dangereuses dans leur emploi.
Ces imposteurs, « en leur ravissant les moyens de s’aider et de se nourrir », augmentaient leurs maux par leurs remèdes, et leur misère par la privation du plus nécessaire pour soutenir leurs forces.
« Je sais, concluait le médecin, que cette remarque a été souvent faite par les médecins, et qu’elle a excité les regrets des gens sages et compatissants, mais ce que j’en ai vu trop souvent m’a affecté si vivement, que je n’ai pu m’empêcher de renouveler dans le souvenir des personnes intéressées au bien public,et nommément à l’avantage des pauvres ouvrières en dentelles, des plaintes qui doivent exciter le zèle et la pitié sur leur sort, et déterminer le mépris et l’indignation publique sur toute cette horde de jongleurs, de mages, de charlatans, vrais fléaux de la société, qui depuis longtemps aurait dû les rejeter en son sein ».
A cette conclusion du médecin Balme, nous n’ajouterons presque rien, sinon qu’a travers notre modeste chronique, nous avons voulu faire ressortir que, malgré bien des vicissitudes, la technique de la « dentelle à la main » est parvenue dans les doigts, merveilleux, de nos grands-mères vellaves.
Puissent leurs petites filles, malgré notre époque mécanisée, savoir, à leur tour, animer les fuseaux d’une danse perpétuelle…

Novembre 2016

 

 

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