Le départ et l’usine

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Après son embauche au sortir de l’école par l’entreprise Oriol de Pont d’Alleyras, c’est le moment de l’exode pour Gilbert qui raconte ce moment dans un chapitre de son livre.

« Revenons à cette année 1970 qui fut pour moi l’adieu définitif à la terre.
Je me souviens de ce départ en ce dimanche soir de septembre où ma famille, les copains, les voisins, allaient accompagner l’enfant du pays qui s’en allait.
J’étais resté juin, juillet et août pour les fenaisons et j’avais passé mon dernier mois à l’entreprise où travaillait papa.
Le train quittait la gare, les mains s’agitaient sur le quai…
Je partais donc pour Clermont-Ferrand, à l’usine, m’enfermer dans cette grande manufacture. Ce choc me fut un fort étonnement et ma découverte de l’inconnu.
D’abord, la chambre à quatre dans l’immeuble de la rue Verlaine face aux pistes de Cataroux. Je n’y restai que six interminables mois.
Le travail que j’apprenais était en désaccord total avec mes habitudes et mes horaires.

J’étais un peu comme un jeune appelé au service militaire.
Et me voilà à mes débuts dans la ville de l’espoir mais aussi du désespoir. J’effectuai quelques jours en deux postes pour changer ensuite d’horaire tous les mois.
La pendule ne me reconnaissait pas, ni moi non plus d’ailleurs. L’œil fixé constamment sur les aiguilles pour arriver à l’heure. Le leitmotiv de l’ouvrier : l’heure. Tellement perturbant qu’une fois, il m’est arrivé de franchir la grande conciergerie à 17 h, croyant qu’il était 5 h du matin. Les concierges n’en revenaient pas d’une telle erreur… d’un homme des bois !
Dans ces ateliers, vêtu d’un bleu de chauffe, je ressemblais à un prisonnier de guerre, chargeant le charbon pour alimenter les machines à vapeur.
Finis les bons matins frais ou les soirs au calme dans la cour de la ferme !
Voici donc le grand immeuble de la rue Verlaine, situé au carrefour des pistes. Tel un oiseau en cage, j’essayais de subsister, de survivre, de m’apprivoiser de gré ou de force au « dressage » de l’usine où la volière était pleine.
Dans cette bruyante atmosphère jusque là inconnue, j’avais du mal à trouver des repères. Je me souviens de ma première sortie de septembre où je me trompai de porte et d’itinéraire, ce qui me fit arriver à la piaule très tardivement. Dans cette chambre, c’était une autre ambiance que celle de la collectivité. Nous étions trois ou quatre par chambre et je découvrais les corvées de nettoyage, balayage, lavage de la pièce. Comme la plupart des jeunes de l’époque, je fumais. Pour me débarrasser des mégots, je les pinçais entre le pouce et l’index et les projetais au travers de la pièce au grand désarroi de mes compagnons. Cela me valut des discussions appuyées car, pour eux, j’étais un sans-gêne, un paysan descendu de ses montagnes.
Au bout de six mois, je fus obligé de déménager. Au cours de mes rentrées tardives, je dérangerais tout le monde. Un voisin de chambre qui s’entendait bien avec moi avait plaidé ma cause pour me défendre et, sans lui, je me serais trouvé très mal.
C’est ainsi qu’un soir  je retrouvai tous mes effets personnels dispersés dans le couloir.
Je rentrais du boulot avec mon premier camarade portugais, un homme très compréhensif qui n’en revenait pas. Il m’aida  à ramasser mes habits. Il m’invita à venir lui rendre visite dans son « plus que modeste » logement.
Je découvris une chambre vétuste, insalubre, sans confort. Il vivait avec son copain dans cet habitat sommaire, pour débuter comme moi une nouvelle vie. Il croquait des pommes et du vieux pain, presque la misère, pour économiser un maximum et s’en sortir plus vite. C’était sûr, j’étais mieux logé que lui. Oh,toi José, mon camarade de travail qui as su me soutenir avec une patience sans pareille dans ma première expérience de travail, je te salue; je ne t’ai pas oublié malgré le temps. Grâce à toi, j’ai appris la galanterie portugaise. L’entrain que tu possédais à accomplir ta tâche avec humour et même en chantant prouvait le courage de ceux de bâtisseurs de ton pays. Une amitié sans faille nous unissait dans notre atelier de 023 (CT 4). Que tu sois ici remercié autant de fois qu’il l’aurait fallu. Ta camaraderie fraternelle est restée dans mon cœur. Il m’arrive parfois, lorsque ma pensée réactive ma condition ouvrière, de penser à toi.
Le Portugal et la France s’étaient retrouvés dans cet atelier, réunis dans une cause commune malgré les distances. Nous avions tous deux quitté notre région : pour moi, c’était le département voisin, mais pour toi, mon compagnon, c’était bien pire car il t’a fallu apprendre notre langue et tout ce que je ne savais pas mais que je pressentais. Je le devinais dans les yeux du fils que tu étais et le l’honnête citoyen venu apporter son énergie ici. Ensemble, nous avons fourni nos pierres pour construire un grand édifice.
Plusieurs nationalités étaient rassemblées dans les usines pour une entente et un travail communs. Je t’offre ici la chanson de Pierre André »sacré portugais » faite pour toi et le peuple de ton cher pays. tu le mérites bien ! https://www.youtube.com/watch?v=e2XHVX6y5KE
Nous recevions notre paie chaque quinzaine et il m’arrivait d’être à court d’argent à cause de mon train de vie trépidant et dépensier.
C’est donc à toi que je demandais un peu trop souvent de me prêter un peu d’argent pour finir le mois. Tu acceptais volontiers de m’octroyer un « acompte » car notre confiance était entière.
Je suis resté triste de te quitter, à cause des aléas du travail. Nous avons été séparés et une certaine mélancolie s’installa en moi, noyant mes yeux et mes pensées. Où es-tu, toi qui étais presque le seul à m’accorder ta confiance. Tu étais peut-être dans un autre atelier, peut-être pas très loin du mien. Lorsque j’écoute la radio ou regarde à la télé les prestations des groupes portugais, c’est un peu comme si tu étais encore là.
Ma nouvelle vie de citadin ne me convenait guère, car il fallait tout seul me « gérer ». Maman n’était plus là pour m’aider. J’étais donc obligé de faire mes comptes, mes courses, laver mon linge; cela faisait trop pour moi.
Je me sentais seul, je déprimais. Moi qui avait tant de copains autour de moi, comme ce vide me pesait !
Je me rendais à l’évidence que j’avais tout laissé, tout quitté de ma Haute-Loire.
Je me souviens de mes arrivées sur le quai de la gare d’Alleyras avec ma valise pleine de linge sale. Je gravissais le kilomètre qui me séparait de mon hameau d’Aussac. Je passais à nouveau sur l’avenue de la gare où j’avais tant joué quand je me trouvais à l’école et où j’avais , avec mes deux classes, appris à la perfection le célèbre lendit de l’USEP.
Je revois le Teppaz posé sur la marche de l’escalier, son 33 tours noir et brillant qui tournait sur le plateau recouvert d’un feutre vert.
Jusqu’à cet hiver de 1972, il en fut ainsi; je subissais mon emploi et mon ennui dans ce train qui me ramenait chez moi, à la ville.
J’arrivais toujours à Aussac avec le soleil au cœur mais repartais avec la pluie de la poisse du départ que m’imposait le devoir.
Je reçus alors ma nouvelle feuille de route pour accomplir mes obligations militaires. »

Janvier 2017

 

 

 

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