La mort du vieil ormeau

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Alphonse de Châteaubriant (1877-1951) a immortalisé dans son œuvre la région sauvage de la Brière. Son héros, monsieur des Lourdines, gentilhomme campagnard, assiste, la mort dans l’âme, à la chute d’un vieil arbre que la volonté de la châtelaine a fait condamner.

Il y avait plus de deux heures que les quatre hommes, descendus dans le fossé creusé autour de l’ormeau, un ormeau gigantesque, entaillaient le pied à grands coups de hache. Presque toutes les lignes souterraines se trouvaient tranchées, mais l’arbre tenait encore bon. A chaque atteinte, l’aubier, frais et dur, sautait. « Han ! … Han ! » anhélaient en mesure les poitrines.
Témoin de cette « cognée », le maître se tenait à quelques pas plus loin. Il semblait ne pas vouloir s’approcher du bord. Sur sa figure, une crispation répondait au retentissement des haches; et, de temps à autre, il levait un regard triste et contrarié sur une des fenêtres du château, au-dessus de lui.
« C’est bien dommage ! se murmurait-il à lui-même… bien dommage ! »
- C’est qu’avec des racines saines comme il les a, il  faut y mettre la double force ! fit entendre un des hommes, en portant son coup à tour de bras.
On était à la mi-novembre. Il avait plu pendant huit jours; ce matin, toutes les feuilles s’égouttaient. La lumière, avec ses éclats de givre dans le brouillard, argentait les bois; et les herbes fumaient, toutes blanches, au large desquelles paissaient des troupeaux de vaches.
Un des travailleurs, qui se distinguait dans l’équipe par des cheveux gris et une courte blouse nouée sur le ventre, reposa sa hache, et, de même, les autres s’arrêtèrent. Il toucha le tronc et leva les yeux vers la cime.
- Dis, Célestin… demanda le maître, il serait peut-être temps d’attacher la corde ?
Célestin répondit : « Je croirais bien », et, lentement, il se ceignit les reins d’un câble qui traînait à terre.
Les hommes s’étaient hissés hors de la tranchée.
Tous suaient, rouges, s’essuyaient le front, car cette matinée saturée d’humidité qui était chaude et lourde aux épaules en travail.
Et comme Célestin appuyait l’échelle contre l’arbre :
- Hum !… à ton âge, cela me fait un peu peur, Célestin !… sûrement… J’aime mieux te le dire. Va ! laisse donc cette besogne à un autre !
- A un autre ! monsieur notre maître, plus souvent !… ça me connaît, allez !
Et Célestin gravit les barreaux dont le plus élevé atteignait la partie de l’arbre où le tronc, moins gros, donnait assez de prise pour grimper.
- Faut pas le contrarier, dit en riant un des compagnons, c’est un vieil écureuil !…
Célestin grimpait, le câble ballant sous lui. Il avait saisi l’arbre à pleins bras, la tête de côté, appuyée, comme s’il écoutait battre le cœur de l’ormeau. A chaque effort, il se haussait d’une demi-coudée. Dans ses reins se mouvaient des souplesses de lézard; l’écorce pétillait sous ses orteils nus; enfin, son talon noir et corné disparut dans les feuillages, et ceux d’en bas ne le suivirent plus qu’au lent déroulement de la corde, le long du tronc.
- Ah !… cria quelqu’un, en faisant porter sa voix entre ses paumes… aoh ! Célestin… ça va ?
Ils écoutèrent, un chant répondit : La voix chevrotait des paroles indistinctes; ils reconnurent cependant une chanson de leur pays :
Il était un bonhomme,
Qui gardait dos agniâs,
Qui gardait dos agniâs,
…………………………………
Mais souvent, le bruissement des feuilles emportait l’air avec les paroles.
- C’est qu’il a le gosier clair comme un rossignol !
Et tous se mirent à rire…
Célestin avait attaché la corde au faîte de l’ormeau. Lestement, il descendit, en se laissant glisser dans les parties lisses du fût, comme d’un mât de cocagne. A terre, il se secoua et frotta ses yeux qui, là-haut, s’étaient emplis de poussiers de nids de fourmis. Ses camarades, descendus dans la tranchée, le plaisantaient :
- Ce n’est pas étonnant, maigre comme il est !
- Oh !  moi ! répondit Célestin, je suis comme les chèvres, j’ai la graisse en dedans !…
Et, tous ensemble, alors que de nouveau les haches faisaient voler les éclis, ils entonnaient la chanson :
Il était un bonhomme,
Qui gardait dos agniâs,
Qui gardait dos agniâs,
Il n’en gardait point guère
Il n’en gardait que trois.
« Han !… Han ! »
M. des Lourdines levait la tête pour voir si l’arbre ne commençait pas à bouger, et il la hochait de l’air d’un homme qui essuie là une grosse perte.
« Comme c’est dommage ! répétait-il, il était si beau ! »
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A mesure qu’ils s’approchaient de la fin, les hommes mettaient plus de vigueur à asséner leurs coups. Les deux racines de sûreté avaient subi le sort commun, et toutes ces racines amputées formaient un moignon sectionné, une monstrueuse tête de massue baignant dans l’eau saumâtre coulée du remblai. Maintenant les cognées se portaient en dessous avec ce bruit caverneux que répand une voix dans une maison vide. Des oiseaux que le hasard amenait à se poser là commençaient un chant et s’enfuyaient, apeurés.
« Quel meurtre !… quel crime » ne cessait de murmurer M. des Lourdines.
Cette destruction répondait en lui, profondément. Abattre un arbre qu’il était accoutumé de voir depuis sa plus tendre enfance, c’était positivement le lui arracher de l’esprit.
- Il y a du jeu… il tremble ! cria Célestin.
Tous lancèrent leurs haches et empoignèrent la corde.
- C’est qu’il ne faudrait pas qu’il nous emballe !
- Allez, tiens bon ! il ne tombera pas où il voudra !…
- Par ici… par en bas ! indiqua en s’en courant M. des Lourdines, qui craignait qu’une des branches ne vînt endommager la toiture du château.
Les hommes, attelés à la corde à court intervalle les uns des autres, arc-boutés dans les trous de l’herbage, tiraient à l’unisson.
- Ensemble ! criaient-ils, balançons-le !… une !… deux !… Leurs huit bras ne faisaient qu’une chair brune, qu’une courroie veineuse et musclée.
Alors, quelque chose d’insolite se passa dans l’ormeau. Puis, avec indifférence, sa cime oscilla, parut se déplacer. Un craquement partit de la base, guère plus fort que le pétillement dans le feu d’un bois sec, se reproduisit plus profond, se multiplia, éclata dans un déchirement sinistre, foudroya l’air; et l’arbre, en silence, décrivit son immense quart de cercle.
Les hommes prirent la fuite.
Puis un heurt sourd qui fit trembler le sol, tout l’espace libre fut couvert d’un bondissement de branches cassées par un tonnerre, de feuilles secouées par un ouragan. Un instant, toute cette masse se convulsa, et peu à peu, le grand corps entra dans son repos.
A l’entour, M. des Lourdines courait.
Alors, à l’une des fenêtres, se montra un peignoir blanc, tuyauté au col et aux manches, et des bras s’agitaient, et tout cela disait : »J’ai vu !… J’étais là !… j’ai vu tomber l’arbre !… A la bonne heure !… quelle différence !… Comme tout est plus clair maintenant ! »

 

Janvier 2017

 

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