Mes vieux à moi, ça ne devrait jamais devenir vieux

Les vieux et les vieilles  dans ma famille, j’en ai connu plusieurs qui avaient atteint un âge respectable. Ceux que je vais évoquer,  dont certains très chers et qui ont infiniment compté pour moi et qui, même absents, tiennent toujours une place essentielle dans mes souvenirs, sont successivement décédés au fil du temps.
Je les évoque ici en fonction de la date de leurs décès respectifs dans le temps, de mon ressenti et de mon vécu.

La première qui décéda le 30 janvier 1955  (je viens de retrouver enfin la date) fut une femme, mon arrière grand-mère paternelle, Delphine Archer née Joussouy, dite mémé Fine. Elle habitait Pont d’Alleyras, une maison sur la route qui mène à La Varenne.
Je me souviens de l’unique image lointaine que je conserve d’elle de son vivant : celle d’une très  vieille femme portant une coiffe blanche dentelée, couchée dans un lit aux montants de métal, au rez-de-chaussée de sa maison. Ma grand-mère Victorine, qui était sa belle-fille, était alors allée lui rendre visite et m’avait emmenée; elle me portait sur un bras, j’avais peur et je m’accrochais à elle. Victorine lui apportait un paquet de pastilles à la menthe, un de ceux qu’on trouvait  dans son épicerie.
J’avais  donc presque deux ans et demi. En tout cas, cette scène a dû me marquer profondément ou m’impressionner puisque, plus de soixante ans après, et malgré mon très jeune âge à l’époque, je m’en souviens encore. Ce n’est pas pour moi un souvenir agréable, il me donne plutôt des frissons  et il est bien dommage que je ne l’aie pas oublié. Sans doute à cause de la peur que cette vieille femme m’avait inspirée, du décalage générationnel entre nous,  et de l’impuissance situationnelle que j’avais alors ressentie. C’est comme dans un film peuplé de fantômes qui inspirent un malaise. J’ai encore en tête  l’image  de la scène,bien lugubre en définitive.

Le deuxième vieux qui mourut fut mon grand-père paternel, Prosper Rousset. Il habitait le hameau de Fonfreyde  près de Saint-Jean-Lachalm.  Je ne le voyais pas souvent. Mon père ne m’emmenait chez lui qu’occasionnellement. Un jour, Prosper m’avait emmenée au moulin de Ringue. Comme j’avais soif, il a versé de l’eau d’une source dans son chapeau de feutre noir pour que je puisse étancher ma soif. Prosper est mort pendant mon année de cinquième. J’étais triste pour lui et pour ses enfants bien plus que pour moi qui le connaissais fort peu dans le fond.

Ma troisième morte et non la moindre fut ma grand-mère Victorine Archer née le 16 septembre  1900 et décédée le 12 juin1976, donc – le compte est facile à faire- à l’âge de 76 ans, après un coma diabétique et des années de diabète durant lesquelles elle faisait tellement d’entorses à son régime qu’elle en est finalement trépassée.
Je n’ai pas connu sa déchéance physique ni mentale, elle est morte simplement et sans bruit. Elle avait juste eu encore le temps de savourer un dernier début d’été et de voir les premières roses  qu’elle aimait tant.
Grande femme de soleil et de lumière, ce fut pour moi un vrai déchirement de la savoir prisonnière dans ce cercueil de planches et mise dans son caveau de béton, dur, gris et  froid où règnent les ténèbres. Elle fut la première à l’inaugurer, lui qu’elle avait fait construire au cimetière d’Alleyras. Je conserve une photo d’elle, debout  devant sa maison, abritée d’un chapeau de paille et posant sous le soleil, son chien à ses côtés. Mon cousin germain, Michel, m’a d’ailleurs donné cet été son chapeau.
En ce temps-là, j’habitais en Belgique, plus précisément à Louvain-la-Neuve. J’avais 24 ans et déjà un fils de trois ans quand elle mourut. C’était à l’époque des roses. Je m’en souviens bien malgré les années.
Mon grand-oncle André s’est retrouvé seul dans cette grande maison et séparé définitivement de sa compagne que la grande faucheuse avait emportée. Un grand pan de notre vie s’en allait avec la disparition à jamais de ma grand-mère, ma mémé comme je l’appelais. Cette grande femme solaire réduite aujourd’hui en poudre.Mais surtout un immense pan de sa vie à lui. La maison dont elle était l’âme, la chaleur, l’énergie et l’animation mourait avec elle. Un être lui manquait et tout fut à jamais dépeuplé. Je me souviens de son égarement le jour de la cérémonie d’obsèques de la mémé à laquelle il n’avait pas trouvé la force d’assister.

Mon quatrième mort fut loncle André, cinq ans après la mémé, mon préféré de la famille, l’idole de mes jeunes années. Mon cher grand-oncle André, André Archer né le 1er juillet  1896 est mort l’été 1981 d’un ulcère à l’estomac à l’hôpital du Puy-en-Velay; il avait précédemment été victime d’un AVC qui lui avait causé une perte de la parole : il ne trouvait plus les bons mots pour s’exprimer et en souffrait terriblement. La déchéance et le malheur coupent parfois le verbe.
Une orthophoniste venait chez moi lui rééduquer le langage et ce fut  avec succès. Comme presque tout, le cerveau peut se réparer, même à un âge avancé.
Mais l’oncle André ne se remettait pas de la mort de Victorine et encore moins d’avoir été chassé de la maison où il avait vécu, par mille et une petites turpitudes et vexations.
Car, malheureusement pour lui, la génération suivante, héritière des lieux, voulait qu’on fît place nette dans cette maison; on lui fit et on me fit comprendre qu’il devait « dégager ». C’est ce que nous avons fait… Il est venu vivre chez moi mais des problèmes de santé l’ont rapidement emmené à l’hôpital où il est décédé.
C’était encore la belle saison. Il fut ramené du Puy, couché au rez-de-chaussée de la maison de Bel’Air qui n’était pas encore rénovée pour finir lui aussi mis en caisse et il rejoignit la place qui l’attendait dans le caveau de ma grand-mère.

La cinquième personne proche de ma famille qui a rendu l’âme fut mon père Albert Rousset. Il était né en septembre  1920 et il est mort fin 1990, à l’âge de 70 ans, juste avant que ne se déclenche la guerre du Golfe. Les relations entre ma mère et moi étant alors inexistantes depuis 1970,  je le voyais parfois en cachette au Puy où nous déjeunions ensemble. Albert est mort comme il l’avait toujours voulu et comme il l’avait maintes fois déclaré oralement en ma présence : d’un seul coup et sans souffrir. Infarctus foudroyant. Je me souviens que j’avais ouvert la fenêtre de la chambre où il gisait pour que son âme s’envole, sait-on jamais… Je ne suis pas croyante mais peu ou prou superstitieuse. J’avais lu ça dans un livre relatant les souvenirs de Marguerite Yourcenar , ce qui m’avait poussée à ce geste comme elle le fit en son temps pour sa compagne. Son cercueil fut posé sur une autre place du caveau familial.

Après vinrent par ordre de dates les tours de de Jean Couprie, le mari de  Simonne, la sœur de ma mère puis de cette dernière décéda en mars  2015.

Reste une unique place encore vacante : celle réservée   à ma mère, la dernière de celles de ce caveau.
Ma mère vieillit… Le 30 mars 2018, elle a eu 92 ans.
Mes repères avec elle se modifient tellement et changent d’une semaine à l’autre que c’est en quelque sorte une nouvelle révélation chaque fois que je vais la voir.
« La vieillesse est un naufrage« , disait le Général de Gaulle avant de couler. Pas si sûr et pas pour tout le monde. Et nous sommes tous sur le même bateau. Et nous voguons insouciants, jusqu’au jour où le miroir nous renvoie les premiers signes avant-coureurs de la dégradation du temps.
Le tour de ma mère est venu début mars 2017 de voir se dégrader son autonomie, sa belle assurance, ses certitudes… Envolée la mémoire immédiate. « Je suis désespérée » me déclarait-elle au téléphone. Comme je la comprends ! Ce doit être tellement angoissant de voir ses repères immédiats foutre le camp, surtout si on en est conscient. Quelle sera cette descente vers l’abime ? Je l’ignore…

Il est vrai que je n’ai pas vu certains de mes vieux à moi  avancer de ride en ride, de perte d’équilibre en chute,  d’affaiblissement en dégénérescence, d’égarement en débâcle. J’étais alors trop occupée par ma vie, par cette vie que je mordais à pleines dents et qui m’accaparait tout entière pour prendre le temps de penser à cette descente dans la vieillesse qui est une autre descente aux enfers. Mais nous ignorons comment sera l’avenir et notre avenir… Alea jacta est.

Mai 2018

 

 

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2 réponses à Mes vieux à moi, ça ne devrait jamais devenir vieux

  1. bonjour viviane je viens de lire votre page qui est pas mal ,je pense beaucoup a victorine qui venait souvent chez moi boire le cafe quand elle venait a st venerand chercher ses fermages ,elle tenait la pompes a essence a alleyras aussi

    jaimerais vous rencontrer viviane pour discutez de vive voix

    je vous embrasse a plus

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