Les fenaisons

En ce mois de juillet qui marquait le début des vacances scolaires, la famille de La Victorine s’activait aux travaux de fenaison; c’était un sacré travail qui mobilisait tous les bras, du plus âgé au plus jeune en état de donner un coup de main, petit ou grand. Ces fenaisons n’étaient souvent pas complètement achevées fin juillet. Aussi le lendemain, vers neuf-dix heures, mon oncle André, ma grand-mère, ma mère et moi, Pied-Blanc sur les talons, accompagnés de thermos de boissons fraîches à base d’Antésite* pour nous  et munis d’un casse-croûte et d’une bouteille de vin pour le faucheur  allions rejoindre mon père Albert qui fauchait l’herbe dans le pré du Pasturau.
Levé depuis l’aube, car la rosée facilitait sa tâche, il avait besoin de reprendre des forces. Au détour d’un virage du chemin qui montait vers lui, nous l’aperçûmes, plié en deux, fauchant l’herbe d’un geste lent et régulier, laissant derrière lui des andins** bien alignés. Je distinguai sa large ceinture de flanelle qui lui ceignait la taille et une bonne partie des reins.
A notre vue, il s’arrêta et épongea la sueur qui ruisselait sur son visage et son cou à l’aide d’un mouchoir à gros carreaux blancs et bleus. Puis il alla s’assoir à l’ombre d’un arbre et dégusta de bon appétit pain, saucisson, lard et fromage dont beaucoup faits maison.
« Tiens Pied-Blanc, c’est pour toi« , dit mon père en jetant les peaux de saucisson, la couenne du lard et un croûton de pain au chien qui le remercia d’un bon regard. Puis il ajouta d’un air satisfait :
« Je pense que je finirai ce pré aujourd’hui; le temps a l’air beau, demain je faucherai le dernier, celui de Pradaou. »
De temps en temps, il buvait à même la bouteille le vin, remise aussitôt au frais dans le torchon humide.
Les dernières miettes avalées et l’ultime rasade engloutie, il affuta sa faux avant de reprendre sa tâche. Il sortit sa pierre à aiguiser du coudrier*** en bois rempli d’eau qu’il portait, accroché à la ceinture. Toute la campagne résonna alors de ce son cristallin.
Ensuite, il se remit à son travail jusqu’à l’heure du repas qu’il lirait sur le cadrant de sa montre.
Après le dîner, il prit le temps d’aller faire sa sieste dans le fenil de la grange où il ne serait pas dérangé.
Pendant que mon père se restaurait, nous, notre râteau sur l’épaule, nous rendîmes dans la partie du pré fauché de la veille.Nous devions tourner le foin afin qu’il soit bien sec avant de le rentrer à la grange.
Cette dernière opération ne devait pas attendre plus d’un jour ou deux en espérant que la pluie ne viendrait pas perturber nos projets.
Engranger cette récolte était une autre paire de manches.
En principe, mon oncle André prenait la direction de la petite troupe  féminine dont je faisais partie. Chacune avait un rôle déterminé : Victorine et Jeanne devait ramasser le foin en tas avec leurs râteaux, moi je devais me placer devant les vaches pour chasser les mouches et les taons qui les perturbaient et pour les empêcher de bouger, mon oncle menait l’attelage ou chargeait le char en prenant des fourchées dans les tas. Je chassais les insectes en balayant le cuir des vaches grâce à une branche de frêne.
Mon oncle me demandait régulièrement d’interrompre cette activé pour aller « faire le char », activité ponctuelle qui consistait à monter sur le foin accumulé dans le char puis à le piétiner pour que mon poids le tasse. Puis, je retournai à mon occupation précédente.
Heureusement que nous n’étions pas allergiques au pollen des plantes ! Par contre, les résidus d’herbe séchée me piquaient bras et jambes que la sueur collait sur ma peau.
Je trouvais ce travail pesant d’autant que je savais les jeunes enfants de mon âge venus en vacances de la ville chez leurs grands-parents occupés à la baignade à La Varenne ou jouant avec les copains.
Bref, je vivais un peu les fenaisons comme une punition et un fardeau !

 

*Antésite : concentré à base de réglisse, créé en 1898 par Noël Perrot-Berton, apothicaire à Voiron, qui entendait ainsi lutter contre l’alcoolisme chez les cheminots et sur les chantiers. Dilué dans de l’eau, à raison de 10 gouttes pour un verre, il donne une boisson désaltérante. Sans sucre ni édulcorant, Antésite existe en plusieurs parfums.
**Andin : raie d’herbe coupée.
***Coudrier : étui de bois contenant la pierre à aiguiser.

Août 2018

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Une réponse à Les fenaisons

  1. Danielle Rodde dit :

    Tu as une très bonne mémoire. Tu m’as fait revivre ce qui était notre quotidien d’été lors de notre enfance qui, je m’aperçois, est bien loin et fait partie maintenant du folklore. Les enfants de paysans actuels ont une vie assez différente de la notre. Ça vaut la peine que l’on écrive notre histoire, même « petite » pour ne pas l’oublier.

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