Je suis du jardin

Je sais qu’en concurrence avec la cuisine, le jardin est une de mes « pièces » favorite. Je vous affirme cela en pensant au Moulin et à Bel’Air, la maison de ma grand-mère, puis de ma mère et depuis peu la mienne.
Et quand je dis « pièce », ce n’en est pas véritablement une, c’est bien davantage que cette  annexe verte, pour moi indispensable et sans laquelle une maison n’est qu’un triste logement, un gourbi sans âme, une habitation orpheline ou amputée de son essentiel que sont la santé, l’agrément, le repos, la rêverie solitaire ou  partagée.
De même que je trouve inanimée et esseulée une habitation sans chien ni chat. Que voulez-vous, je possède viscéralement la fibre rustique et l’âme paysanne. Et j’aime les bêtes qui me le rendent bien.
Ce mot « paysan » me plaît beaucoup car il contient celui de « pays » alors que les termes « agriculteur», « cultivateur » ou « exploitant agricole » par lesquels on le remplace  n’incluent pas cette idée qu’on est du pays, de son pays, de son village, qu’on est en fait un jardinier du paysage de sa contrée. J’aime à croire cette explication, un jardinier du paysage.
Cette vocation ancestrale m’habite par atavisme ; on ne naît pas impunément dans un village altiligérien sans être profondément imprégné de culture champêtre, sans appartenir durablement au monde agreste de la ruralité.
Pourquoi cet amour des jardins m’habite-t-il si fort ? Le jardin m’est-il un refuge, un passe-temps, un musée, un conservatoire, une épicerie, un endroit d’expérimentations, un défouloir, un havre, un lieu de méditation, une programmation génétique, un goût inné ou acquis ? Sans doute un peu de tout cela.
Bien que j’aie connu mai soixante-huit l’année de mes seize ans, mon engouement jardinier n’a rien du caprice éphémère de la néo-bobo ou d’ancienne baba. Tout d’abord parce que mon intérêt pour la verdure n’est pas nouveau. Il remonte à l’enfance.
Quand je pense à ma ferveur pour le jardin du bas, j’y revois les radis ronds blancs et rouges dans leur carré et émergeant à demi de la terre, les hauts chrysanthèmes vieux rose de Victorine qu’elle devait tuteurer pour qu’ils restent debout, le plant de sauge près du mur des Chanal, les salades batavia de pierre bénite que mon oncle André arrosait régulièrement. Sous les planches de bois qui séparaient les carrés potagers, les limaces se cachaient dans l’obscurité et l’humidité après s’être gavées de feuilles tendres que leurs bouches gourmandes avaient découpées en forme de croissants.
André prélevait pour le déjeuner une salade, quelques rattes, un bouquet de persil que ma grand-mère accompagnerait de côtelettes de porc et puis il cueillait des fraises que nous savourerions agrémentées de vin sucré. On se régalait…
Durant toute ma vie qui est loin d’être finie, j’ai toujours travaillé un jardin ou un coin de jardin même s’il a pu occasionnellement se réduire à un simple pot de terre. Mais quel pot ! Je m’y recueillais avec une infinie vénération, je reniflais son odeur de terre humide, j’y retrouvai ma substantifique moelle. Ce pot contenait l’espoir d’un futur incluant un jardin, mon jardin. Il me permettait une attente moins frustrée d’herbes à venir.
Ce n’était que partie remise car tailler, planter, tondre ou regarder pousser les plantes ont pour moi une valeur sentimentale et thérapeutique.
Quand je suis énervée ou soucieuse, je prends un sécateur et je taille les plants.  Et quand je suis stressée, j’attaque un travail plus sportif de bêchage, binage ou nettoyage. Cette activité me permet de canaliser une contrariété, une tension, une angoisse, voire un mal-être passager. Or, elle nécessite parfois des efforts physiques intenses – couper, tailler, biner, sarcler, désherber -, elle  invite à la détente, à la sérénité. Prendre conscience de la valeur de ses gestes et de ses efforts suffit pour transformer un acte éprouvant – comme faucher un pré – en une expérience de zénitude.
Jardiner, c’est encore valorisant : mettre en valeur son coin de terre, c’est se mettre en valeur soi-même. Faire visiter son jardin, c’est aussi montrer aux autres ses qualités, son talent.
Quant à la cabane du jardinier, plus qu’un refuge ou un atelier où l’on s’isole, c’est avant tout un lieu secret. On y range des outils et des ustensiles, une bêche, une pelle ou un râteau, qui nécessitent une certaine adresse dans leur maniement.
Cultiver est gratifiant et en sus, on voit tout de suite le résultat de son travail.
J’entends parfois mes interlocuteurs me rétorquer : « Oui, mais toi, c’est facile, tu as la main verte » ce qui signifie que je suis douée pour l’entretien des plantes, que je suis en harmonie avec elles. Je pense qu’il n’y a ni doué ni inapte dans ce domaine, il y a seulement ceux qui se donnent la peine et s’investissent dans cette occupation. La main dont tout un chacun est doté est un organe extrêmement précieux. C’est grâce à elle que nous pouvons réussir des travaux variés.
Je sais que le jardin de notre couple est sacré, il est une chasse gardée. Il nous a fallu prendre de la peine pour le connaître, nous informer, l’amender, le faire à notre main et notre souhait, à notre convenance.
En nous accaparant et en prenant possession de ces deux cents mètres carrés, nous sommes entrés dans une histoire, celle d’observer l’évolution de cette terre au fil des saisons et des années.
Le visiteur peut percevoir une partie de notre personnalité ; notre jardin
reflète ses propriétaires, leurs envies, leurs angoisses, leurs humeurs, leurs marottes, bref nos caractères.
Il est rare qu’il nous déçoive ; il peut au pire nous surprendre.
En fait, une grande part du bonheur est dans le pré si l’on partage quelque chose de ce pré avec quelqu’un ou quelques uns.

 

Mars 2019

 

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