Début : Les femmes à la campagne au dix-neuvième siècle

Mes arrière-grand-mères maternelles Valentine Archer et Delphine Archer, nées respectivement en 1865 et 1866, et ma chère grand-mère Victorine née en 1900 m’ont incitée à faire des recherches pour savoir quelles étaient leurs vies dans nos campagnes du Massif Central.
Marie-Pierre Souchon et le groupe Vivement Jeudi du centre social de Montbrison dans le Forez m’en ont fourni ici l’occasion grâce à leur étude qui a fait l’objet d’une publication et que je reprends dans ces articles. Qu’ils en soient remerciés.
Cette vie féminine, dans une famille rurale, au dix-neuvième siècle, ne laissait guère de place à la liberté individuelle. Les stratégies familiales pour la promotion du lignage et l’accroissement du patrimoine pesaient d’un poids très lourd.

Ainsi Tiennon, le héros de La vie d’un simple, raconte : Mes frères épousèrent les deux sœurs, les filles de Coignet du Rondet. Louis ne s’était décidé qu’au dernier moment à demander la Claudine Coignet, car il avait plus près de nous une petite bonne amie avec laquelle il voulait bien se marier. Mais notre mère lui avait fait entendre, qu’étant sans
doute toujours appelé à vivre avec son frère, il valait mieux qu’ils eussent les deux sœurs pour femmes : ce serait dans la communauté une garantie de concorde.
De son côté, Tiennon a un faible pour une servante, Suzanne . Pour moi qui n’étais domestique que par hasard, c’eut été déchoir que d’épouser la servante : seules les filles de métayers étaient de mon rang. A plus forte raison ne pouvais-je prendre pour femme une bâtarde ! Ma mère aurait fait du joli !

Pressions multiples de la famille, donc, mais aussi pressions de la communauté villageoise.
Celle-ci exige le respect des normes collectives, car le manque aux normes admises par tous peut nuire à l’entraide et à l’entente des quelques familles qui composent le village. Il ne faut pas perdre de vue qu’à cette époque, il s’agit bien plus de survivre que de vivre. C’est pourquoi familles et voisins se surveillent et s’épient (il faut, bien sûr, faire la part d’une légitime curiosité !).
Tiennon en fit les frais : alors qu’il est déjà marié avec Victoire, il a une aventure avec la Marianne ; il raconte : Je dus être guetté. On vit que je faisais des haltes dans sa maison. A la campagne, tout est remarqué et l’on a beau être prudent, le moindre indice provoque des clabauderies.
Tiennon dut cesser cette relation et la Marianne quitta le pays.
La communauté villageoise peut, dans certains cas, réagir très vivement. Si la coutume de l’asouade qui consistait à promener sur un âne un mari trompé en le ridiculisant, pour le punir de n’avoir pas su tenir sa femme, paraît abandonnée au dix-neuvième siècle, en revanche, le charivari perdure : il punit celui ou celle qui par sa conduite nuit à la communauté, la femme qui entretient mal son jardin, le veuf qui épouse une trop jeune fille, le divorcé qui se remarie peuvent être punis d’un charivari.
Mon voisin à l’Ollagneraie, sur la commune d’ Essertines-en-Châtelneuf, Claude Viallard, racontait : Une veuve s’était remariée avec un divorcé : ils eurent droit au charivari. Pendant plus d’une semaine, tous les soirs, alors que le couple était couché, les gens du hameau se rassemblaient avec tout ce qui peut faire du bruit, se mettaient sur le chemin communal qui borde la maison et repassaient à plusieurs reprises. Mais le couple ne cédait pas. Un jour pourtant, excédés par ce bruit infernal, les nouveaux mariés se sont plaints à la gendarmerie qui ne pouvait pas faire grand-chose. Le maire lui-même dut intervenir dans cette affaire… Et de conclure : Je crois, voyez-vous, que le divorce était mal accepté ; c’était le premier cas. Ceci a dû se passer vers 1900.
Ce contrôle public se poursuivait par le contrôle familial privé. La maison abritait alors plusieurs générations, parfois des frères et des sœurs, souvent des domestiques et des journaliers. Tout ce monde vivait dans la pièce commune qui constituait souvent la pièce unique du logement, le lieu où l’on dormait dans des lits clos, où l’on préparait les repas, où l’on mangeait, où l’on travaillait, où l’on recevait les voisins.
Tiennon nous raconte la mort de sa grand-mère : Dans l’unique pièce des maisonnées pauvres, c’est tous les spectacles mêlés, la misère de chacun s’étalant aux yeux de tous, sans possibilités contraires ; c’est ainsi qu’à côté de ma grand-mère se mourant, mes petits-neveux clamaient leur joie d’être au monde, l’assommaient de leurs jeux bruyants, de leurs cris. La vie allait son train coutumier, indifférente à l’agonie de la vieille femme paralysée… Au reste, cette mort ne changea rien aux coutumes journalières de la maisonnée. Les repas eurent lieu aux mêmes heures, en face de ce lit dont les rideaux tirés masquaient un cadavre…
Ainsi le couple paysan n’avait pas d’espace à lui et, de ce fait, on peut presque dire qu’il n’avait pas d’existence ; il n’y avait pas d’espace pour s’isoler à deux.
Qu’en était-il alors de la sexualité ? Il semble qu’elle ne posait pas de problème.
En milieu rural, la sexualité était naturelle et n’effarouchait personne. L’amour se faisait aussi dans les greniers à l’heure de la sieste, ou, en été, dans la nature. Mais la pudeur paysanne  était très grande et les confidences rares.
Le père d’Emilie Carles a dû s’occuper seul d’une de ses petites-filles, Marie, âgée de trois ans ; Emilie Carles raconte : Mon père, seul avec cette fillette, se débrouillait comme il pouvait. Par tous les temps, la gosse portait une robe de laine, et lui, ne voulait la déshabiller, ni l’habiller. Il la laissait comme ça, sans la changer pendant des semaines, avec la même robe, la même chemise, la même culotte… Il y avait de la pudeur là-dessous ; c’était un homme de l’ancien temps et, pour lui, une fille, fut-elle sa propre petite-fille, âgée de trois ans, restait un domaine interdit… Il appartenait à cette génération qui avait connu les longues chemises de chanvre que l’on ne quittait jamais, même entre époux, même au moment de faire l’amour. Un trou, « le pertuis », pratiqué à hauteur du bas-ventre permettait de procéder aux opérations nécessaires sans jamais dévoiler le corps. Je crois bien que mon père n’avait jamais, de sa vie, vu un corps de femme et, évidemment, celui de Marie lui faisait peur, tout autant que n’importe quel autre.
Quant à la tendresse, c’était un mot sans signification. Le plus souvent les rapports étaient rudes, les paroles ne visaient qu’à l’efficacité immédiate, les hommes et les femmes étaient durs et revêches. Édifiante, la façon dont Tiennon annonce la mort de sa femme : Le voisin qui m’aidait d’habitude à rentrer mes gerbes se trouva être absent un jour où la pluie menaçait. Je fis venir Victoire, qui ne s’en souciait guère, pour entasser sur la voiture le peu de blé que nous avions lié la veille. Elle eut très chaud, puis grelotta sous l’averse survenue avant que nous soyons à l’abri. La nuit, elle se mit à vomir du sang : deux jours après elle était morte. Je dus prendre à gages une veuve âgée pour la fabrication du beurre et du fromage.
Et c’est tout pour l’oraison funèbre ! Tiennon, d’ailleurs, s’explique lui-même sur cette dureté apparente : recevant des neveux parisiens, couple moderne qui se prodigue des mots doux, il commente : Je trouvais un peu niaises ces façons de faire. A la campagne, si l’on se parlait comme ça entre époux, tout le monde en rirait. Au fond, peut-être bien qu’on s’aime autant qu’eux, mais on ne se prodigue point les mots tendres.
Ainsi apparaît la société rurale au dix-neuvième siècle : coercitive, pudique, assez rude dans les rapports humains.
C’est dans ce milieu qu’évolue la femme rurale, et le moment est venu de s’intéresser plus particulièrement à elle, dans son travail, dans son statut social au sein de cette société.

Quels étaient le travail et le statut de la femme dans cette société rurale ?
Cette page du Cheval d’Orgueil de P. J. Hélias l’illustre ; il y raconte comment sa mère, orpheline  à onze ans, prit en main la maisonnée :
Ma mère se levait avec le jour d’été, et bien avant celui d’hiver. Elle commençait à mettre soigneusement sa coiffe, opération qu’elle avait appris à réussir dès l’âge de six ans, faisait la pâtée des cochons, trayait la vache, préparait le déjeuner des petits, les faisait se lever, les envoyait à l’école, menait la vache aux champs qui étaient à une demi lieue, revenait en tricotant, faisait le ménage, lavait les frusques, s’occupait du repas de midi, retournait aux champs en battant du crochet, travaillait la terre selon ses forces, revenait avec la vache au bout de sa corde et un faix d’herbes sur le dos ou un lourd panier à la main, retrouvait les enfants, faisait faire les devoirs, raccommodait les hardes, tempêtait ou riait à pleine gorge suivant l’occasion, gavait de nouveau le cochon, trayait une seconde fois la vache, cuisait la bouillie ou les pommes de terre, faisait la vaisselle, couchait la troupe, rangeait tout, reprenait son crochet ou son aiguille à la lueur d’une lampe pigeon, attendait son père et ne gagnait son lit qu’après lui. Ainsi de onze à vingt ans, sans arrêt. Le samedi, elle frottait ses meubles à tour de bras, astiquait un à un les clous de cuivre.
Tous les trimestres, munie d’une procuration, elle allait toucher le mandat de son père à Plonéou ; cela ne faisait que dix-huit kilomètres pour aller et revenir à pied et ce n’était pas du temps perdu : en trottinant, elle faisait de la dentelle au crochet qui lui rapportait quelques pièces blanches pour s’acheter des mouchoirs et des tabliers…

Comme on peut en juger, le rythme est bon ! Si impressionnante que soit cette énumération, elle ne tient pas compte cependant de quelques points importants sur lesquels il convient  d’insister :
Tout d’abord, le problème de l’eau : la corvée d’eau est un travail de tous les jours et même de plusieurs fois par jour. Il faut de l’eau pour la nourriture des hommes et du bétail, pour la boisson, pour la lessive et l’hygiène corporelle. L’eau est charriée dans des seaux suspendus à des porteurs de bois, sorte de joug reposant sur les épaules. L’eau se prend dans une mare, à une source, à une fontaine ou à un puits. Il faut parfois aller la chercher à 150 mètres de la ferme. A chaque trajet, la fermière rapporte deux seaux : l’un va sur une tablette égouttoir/évier : c’est l’eau à boire avec une sorte de louche en bois ou en métal. L’autre seau va sous l’évier : c’est l’eau pour la vaisselle, la toilette, le lavage.
L’évacuation des eaux usées pose aussi un problème. Souvent ces eaux sont recueillies par un trou à travers le mur, à la base de l’évier et alimentent un bac où barbotent les canards. Les grandes lessives, cependant, se font deux fois par an au lavoir.
Le deuxième gros travail est la préparation des repas pour les hommes et pour les bêtes, la pâtée des cochons qu’on engraisse, par exemple.
C’est un gros travail, car, en été, le paysan fait quatre à cinq repas par jour :  le premier casse-croûte vers cinq heures du matin, le deuxième vers sept heures trente,  le déjeuner à midi,  la collation vers dix-sept heures,  le souper à la tombée de la nuit.
A cela, il faut ajouter la confection du pain, une à deux fois par semaine.
Les menus sont monotones, tous les jours semblables. La soupe était notre pitance principale : soupe à l’oignon le matin et le soir et, dans le jour, soupe aux pommes de terre, aux haricots ou à la citrouille, avec gros comme rien de beurre. Le lard était réservé pour l’été et les jours de fête. (Emile Guillaumin : La vie d’un simple).
Quelle que soit la qualité de la cuisine, cela représentait un gros travail. Il arrivait à la maîtresse de maison de se faire aider par des servantes, mais, de ce travail, elle était seule responsable.
La basse-cour et le jardin requéraient aussi les soins de la fermière : ces activités étaient les seules à faire entrer un peu d’argent frais régulièrement à la maison.
Les légumes du jardin étaient indispensables à la soupe familiale.
Des proverbes très nombreux soulignent l’importance de ces activités féminines :
Le coq a beau éparpiller, si la poule ramasse, elle emplit le grenier.
A la maison et au jardin, on connaît ce que femme vaut.

On se souvient qu’une femme qui néglige son jardin peut être punie d’un charivari.
La fermière, enfin, partageait avec son mari le travail à l’étable : la traite, la confection du beurre et du fromage lui revenaint. Qui plus est, elle devait se montrer disponible pendant la période des gros travaux des champs, pour conduire les bœufs dans les labours, couper les gerbes à la faucille, les charger si nécessaire et donc être dotée d’une solide résistance physique.
On connaît la femme au pied et à la tête.
Femme vaillante, maison d’or.

Cette description non exhaustive du travail de la femme rurale nous permet une constatation : la femme rurale était intégrée à une unité de production agricole et, comme telle, elle constituait un élément indispensable de l’entreprise ; c’est pourquoi, à la campagne, les veufs ne restaient jamais seuls ; ils se remariaient ou bien constituaient de faux couples : fils /mère, frère/sœur, père/fille. Non pas pour l’entretien du ménage, comme on l’entend de nos jours : balayage et époussetage des meubles ne prenaient guère de temps. Le sol est en terre battue, les meubles, une table, deux bancs, un coffre… étaient rares.
Ce n’était pas non plus pour élever les enfants que le veuf se remariait, la solidarité familiale en permettait la prise en charge, comme le rappelle P. J. Hélias : Dans les semaines qui suivirent la mort de la mère, les voisines venaient s’enquérir de la petite Lisette au berceau. L’une ou l’autre des femmes qui nourrissait son propre rejeton, ôtait les épingles de son gilet et donnait le sein à l’orpheline, généreusement.
Mais la présence de la femme était indispensable à la survie de l’entreprise agricole et, par là, à la survie de la famille tout simplement. La femme rurale était associée à égalité de responsabilité avec son mari ; différences essentielles avec les bourgeoises de la même époque, oisives malgré elles, simple élément du prestige social de leur époux.
C’est pourquoi il convient, semble-t-il, de faire un sort définitif au soi-disant mépris des hommes à l’égard des femmes dans la société rurale, notamment aux heures des repas. Écoutons Abel Hugo, visitant la Sarthe, et se comportant en écrivain folkloriste, c’est-à-dire en bourgeois qui évalue la condition paysanne suivant ses propres critères : les vieilles mœurs se conservent dans ce pays ; le dicton : du côté de la barbe est la toute- puissance garde encore toute sa vertu. La fermière, qu’on appelle maîtresse, et qui nomme son mari, son maître, quelque lasse qu’elle soit, ne s’assied jamais à table avec les hommes. Elle leur fait la cuisine, les sert et mange debout ainsi que toutes les femmes et les filles sans exception.
Ayant observé des scènes semblables, plus virulent encore, Michelet s’écrie : Aux Antilles, on achète un nègre, en France on épouse une femme !
Pour Abel Hugo, pour Michelet, la femme au foyer doit être inactive et sans aucun apport productif pour le ménage. Les tâches domestiques, dites féminines, sont exécutées par du personnel salarié : lessive, cuisine, ménage sont faits par les bonnes ; ces tâches sont ainsi dévalorisées.
En milieu rural, la situation est différente ; si la femme mange après les hommes, ou debout derrière eux, c’est qu’elle est chargée d’une mission bien précise : nourrir l’équipe affamée qui revient des champs. Ceci exigeait une organisation qui ne se juge pas en termes d’inférieure ou de supérieure, mais en terme d’efficacité.
Ainsi, à Abel Hugo ou à Michelet, nous préférons Madame d’Abbadie d’Arrast, folkloriste elle aussi, mais bien plus fine observatrice quand elle affirme : Si la femme ne s’assied pas à table, ce n’est nullement pour elle un signe d’infériorité ou de servitude : c’est parce que, fidèle à son rôle de ménagère, elle fait manger la famille d’abord. Elle mange ensuite, après les autres, la plupart du temps debout ou assise sous le manteau de la cheminée.
Ces considérations sur le comportement des hommes et des femmes en milieu rural nous amènent tout naturellement à nous interroger sur le statut des femmes vis-à-vis des hommes dans la mentalité paysanne, et autant que nous puissions le savoir.
Pour connaître l’opinion des hommes sur les femmes en milieu rural, nous disposons d’un très grand nombre de proverbes, très nombreux… et très contradictoires ! Ainsi, certains affirment la supériorité des hommes :
Le chapeau doit commander la coiffe.
(Bretagne)
Qui veut battre sa femme trouve assez de raisons.
(Provence)
Les femmes sont comme les côtelettes, plus on les bat, plus elles sont tendres.
(Languedoc)
Deux beaux jours à l’homme sur terre, quand il prend femme et quand il l’enterre (Provence)
D’autres proverbes affirment le contraire :
Un cheveu de femme tire plus que trente paires de bœufs.
(Provence)
Battre sa femme, c’est battre sa bourse.
Qui frappe sa femme, frappe un sac de farine ; le bon s’en va, le mauvais reste.
(Provence)
On ne peut donc guère pas plus se fier aux proverbes qu’aux discours des folkloristes : ils disent tout et son contraire. Une fois de plus, il nous faut essayer de comprendre d’après les quelques témoignages directs recueillis auprès d’Émile Guillaumin ou P. J. Hélias. D’après ces témoignages, il nous semble que la femme rurale est à la fois puissante et crainte : puissante, parce qu’elle est indispensable à la survie de l’exploitation. De ce fait, elle exerce une forte autorité sur la maisonnée : c’est la mère de Tiennon qui décide de l’opportunité du mariage de ses fils.
Mais elle est puissante aussi parce que, tout comme l’ouvrière dans les ménages ouvriers, c’est elle qui gère le plus souvent les économies ; Tiennon qui, âgé de dix-sept ans et travaillant sans salaire dans la ferme de ses parents, demande une pièce pour aller au dimanche des garçons, tradition pour les jeunes de bien s’amuser ; il se voit opposer un refus : Ma mère intervenant déclara qu’il n’y aurait plus moyen de suffire si je me mettais déjà à manger de l’argent… Je finis par obtenir quarante sous (La vie d’un simple).
Détentrice des cordons de la bourse, dispensatrice des petites sommes au jour le jour, la femme peut maltraiter les domestiques et ridiculiser son époux aux yeux de la communauté villageoise.
Guillaumin évoque ainsi le ménage Gonin qui est la risée du pays : la femme qui avait pris en main le gouvernement du ménage faisait expier à son mari ses fautes passées. Privé de tout argent de poche, le pauvre tirait ses heures lamentablement…
Quand Tiennon se met à priser : Victoire me disputait, disant que nous n’étions pas riches au point qu’il fut nécessaire que je m’entre l’argent dans le nez et puis d‘ailleurs, c’était dégoûtant…Tristes jours que ceux où ma provision s’épuisait ! Je n’osais pas, à cause de Victoire surtout, envoyer quelqu’un au bourg pour quérir du tabac. Mais le temps semblait long. Il me prenait des envies de chercher chicane à tout le monde !
Pour la femme, l’équilibre est difficile à trouver entre avarice et économie, qualité particulièrement valorisée : femme économe et alerte vaut son pesant d’or. Femme économe fait la maison bonne.
Il s’agit de ne pas gaspiller, mais aussi d’éviter la réputation d’avarice qui rend la louée des domestiques difficile. La marge est étroite, Tiennon en sait quelque chose : Très économe, Victoire savait tirer le meilleur parti de toutes les denrées qu’elle portait au marché de Bourbon chaque samedi. Elle rabrouait souvent la servante qui ne ménageait pas assez le savon, la lumière, le bois pour le feu. La pauvre fille n’avait pas toutes ses aises. Il arriva même que notre maison en fût un peu décriée : on disait la bourgeoise méchante et intéressée.
Les domestiques, garçons et filles, y regardaient à deux fois pour se louer chez nous. Nous étions obligés de les payer au-dessus du cours normal
(La vie d’un simple).
La femme paraît puissante, donc ; mais elle est également crainte, en vertu même de sa féminité : tradition séculaire de méfiance des hommes à l’égard des femmes, dans tous les pays chrétiens marqués par le souvenir du péché originel. Eve fit trébucher Adam. Par sa féminité, une femme peut ruiner une maison.
C’est pourquoi, dans la tradition paysanne, s’il y a l’image de l’épouse modèle, bonne mère, protectrice du foyer et ménagère avisée, il y a aussi l’image maléfique de la femme qui aurait partie liée avec le diable :
Si petite que soit la femme, elle a plus de fourberie que le diable.
(Provence)
Quand le diable ne peut le faire, il va chercher la femme.
(Aveyron)
Et, dans certains contes populaires, la bonne mère, ménagère filant près du berceau, devient une sorcière chevauchant sa quenouille. La cuisinière, en guise de soupe, prépare des décoctions magiques…
La méfiance à l’égard des femmes reste la règle.
Cette méfiance est décuplée quand les femmes se retrouvent en groupe. Les occasions sont rares : il y a le marché, mais beaucoup de paysannes ne prennent pas le temps d’y aller et les familles pauvres vivent en autarcie.
Il y a surtout le lavoir : la grande lessive est un événement qui n’a lieu que deux fois par an, au printemps et à l’automne. Les trousseaux, enrichis d’héritages successifs, la modicité de la mise permettent de se passer de lavages fréquents. La grande lessive dure trois jours, le temps de remplir le cuvier de linge et de cendres, puis de couler la lessive, c’est-à-dire de remplir le cuvier d’eau de plus en plus chaude, et enfin de laver le linge en le battant.
Pendant ces trois jours, les langues vont bon train ; le lavoir est un tribunal, une cour de justice très populaire et où les hommes singulièrement passent de terribles quarts d’heure. Ces gaillardes vous les déshabillent en un tournemain, les savonnent de bas en haut, les rincent, leur raclent le cuir à la brosse à chiendent et en avant le battoir : Pan, pan ! À toi mon père Amédée, attrape mon vieux Zéphyrin ! (H. Mossoul : Au bon vieux temps ; souvenirs du Gâtinais et de la Brie).
Les femmes, ensemble, parlent, critiquent, dénoncent, injurient, creusent les rivalités et, par là, elles assument toute la part des relations sociales qui passe par une parole violente et médisante, dont elles semblent avoir le monopole.
Les proverbes confirment la nature des propos échangés et nous montrent les femmes, à la fois exténuées par leur travail et furieuses contre un époux dont elles ont appris un écart de conduite :
Quand les femmes viennent du ruisseau, elles mangeraient le mari tout vivant.
(Provence)
Dans certaines régions, des assemblées de travail féminin fonctionnent selon le même principe que le lavoir : c’est le cas du « covize » en Auvergne. Pendant que les cultivateurs sont aux champs, les ménagères mettent en commun leurs occupations extra domestiques : ravaudage du linge, travail au crochet, montage de chapelets, dentelle au carreau : il y a 40 000 dentellières dans le département de la Haute-Loire !
Les nouvelles du pays vont bon train… Médisances et calomnies s’enchaînent. Quand la causerie languit, une bonne âme propose un chapelet !
Toutes les femmes, pourtant, ne pèsent pas du même poids dans la société rurale, car leur statut est variable dans cette société très hiérarchisée.
On ne peut dresser un portrait féminin rigide et unique. Il faut tenir compte et des étapes de la vie familiale et des stratifications sociales.
Suivant les étapes de la vie familiale, les travaux féminins varient en nature et en intensité : la petite fille mène les moutons et les cochons aux champs ; Catherine, la sœur de Tiennon, le fait jusqu’à douze ans, avant que Tiennon ne lui succède : Le troisième été après notre installation au Garibier, la Catherine ayant dépassé ses douze ans, dut remplacer la servante que ma mère avait occupée jusqu’alors. Elle lâcha donc les brebis pour les besognes d’intérieur et les travaux des champs. J’allais avoir sept ans, on me confia la garde du troupeau. (La vie d’un simple)
La femme mariée vit dans son domaine restreint, autour de la salle commune, avec ses annexes, le potager, l’étable et la basse-cour. Devenue âgée, elle est alors déchargée de ses responsabilités majeures, le plus souvent au profit de ses belles-filles. Elle retrouve les tâches secondaires de l’enfance auprès de ses petits-enfants qu’elle élève souvent.
Ces divers temps de la vie féminine interfèrent aussi avec les stratifications sociales : il y a une énorme différence de statut entre la maîtresse d’une grande ferme et une journalière agricole. La première s’appuie sur une équipe de domestiques, hommes ou femmes ; les servantes la secondent auprès des enfants en bas âge, auprès des fourneaux ou pour la traite, les petites lessives et les tâches les plus fatigantes, comme la quête de l’eau.
La journalière agricole est contrainte à un travail quotidien chez les autres. Traînant toujours un mioche, une vache ou une chèvre avec elle, elle va en journée, quêtant son salaire quotidien, un peu de lait pour son enfant, un peu d’herbe pour sa bête.
Les régions où dura tard une importante pauvreté gardent encore aujourd’hui le souvenir de ces femmes, mi-journalières, mi-mendiantes, obtenant quelques sous, des pommes de terre et du lait, en échange d’une lessive à la rivière ou d’une prière marmonnée entre les dents. Il semble, enfin, que le statut de la femme rurale soit variable suivant les régions : ainsi la femme bretonne paraît avoir une place privilégiée, allant à la foire, assumant la représentation du ménage lorsqu’il y a des démarches administratives à accomplir. Elle hérite sur pied d’égalité avec ses frères : on peut y voir la trace très ancienne du droit celte : dans le droit celte, la femme occupe une place égale à celle de l’homme. P. J. Hélias décrit avec verve la femme bigouden : On assure que les Bigoudens se faisaient mener à la baguette par leurs propres épouses. Quand un couple de Bigoudens se montrait en public, la femme faisait marcher son homme devant elle pour donner le change. Lui plastronnait, le pouce aux entournures du gilet, « poitrinant » comme un coq. Mais il suffisait qu’il montrât quelques velléités de tourner à droite vers les bistrots à galoches et à brelans, et aussitôt, derrière lui, sa bonne femme levait le bout de son parapluie pour lui en toucher le coude impérativement. Et l’homme, avec un soupir, tournait à gauche en direction de la maison.
Il y avait pourtant certaines occasions où il fallait aller boire au comptoir pour tenir son rang. Alors, c’était la patronne qui, d’une voix douce, commandait la boisson de son homme. (Le Cheval d’orgueil )
En revanche, dans un Sud qui remonterait jusqu’au Massif Central et parfois même jusqu’aux pays de Loire, la femme est nettement secondaire : nous sommes en pays de droit romain très ancien. La femme est plus effacée, renfermée dans sa maison, exclue du patrimoine par une dotation, transportée de la maison du père à celle du beau-père. Ainsi, avant de conclure, cette dernière partie de notre exposé s’efforce de nuancer le portrait de la femme rurale. Elle met en valeur l’ancrage très fort, dans un passé immémorial qui explique la permanence d’une certaine hétérogénéité en France.
Pourtant, à la fin du siècle, c’est l’ensemble du monde paysan qui change.
Nos interlocuteurs mentionnent l’amélioration du pain, les progrès du machinisme avec les moissonneuses-batteuses et les premiers trains, autant de signes de croissance du niveau de vie dans les campagnes
Le fidèle Tiennon nous livre une dernière confidence, précieuse pour nous qui nous intéressons aux femmes : En 1893, le jour de Pâques, étant arrivé au bourg un peu tôt pour la grand-messe, je me mis à causer avec le père Daumier, un vieux de mon âge. Des jeunes filles nous frôlèrent, fraîches et jolies, en élégantes toilettes. Je dis à Daumier : si elles revenaient, les femmes d’autrefois, celles qui sont mortes il y a cinquante ans, j’imagine qu’elles seraient bien étonnées de voir ces toilettes là (La vie d’un simple).
De fait, la fin du dix-neuvième est l’âge d’or de l’élégance rurale : jamais les vêtements régionaux n’ont été plus somptueux ; les coiffes des Bigoudens ne cessent de monter (trente-deux centimètres !), les paysannes de Savoie portent en pendentifs des croix d’or et, en Camargue, les élégantes ornent leurs coiffes de somptueux rubans de la soierie lyonnaise.
Cette prospérité relative se ressent jusque dans les pauvres maisons rurales où un mobilier régional de qualité remplace progressivement les bancs et les coffres ; certains historiens considèrent la fin du dix-neuvième comme l’âge d’or de la paysannerie française.

Conclusion :
La Première Guerre mondiale va fracasser ce bel essor. Tandis que les époux et les fils donnent leur vie sur les champs de bataille, les femmes rurales assurent seules la responsabilité de l’exploitation agricole familiale. Aucun travail ne les rebute : des photos d’époque nous les montrent, attelées aux herses dans les labours, pour compenser l’absence de chevaux.
Peut-être est-ce leur dernière victoire… ?
Les grandes mutations techniques contemporaines ont entraîné un bouleversement profond des rôles et des tâches en milieu rural.
Dans une exploitation agricole moderne, la femme peine plus qu’autrefois à trouver sa place ; souvent même elle travaille en ville. Est-elle alors une femme des villes ou encore une femme des champs ? Peut-on aujourd’hui encore parler d’une spécificité de la femme
rurale ?

Suite au prochain article avec des témoignages.

 

Cette entrée a été publiée dans La Haute-Loire, le Puy-en-Velay. Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien.

Les commentaires sont fermés.