Comme c’est étonnant ! Un éducateur de l’institution pour cérébro-lésés auprès duquel je me rends une fois par semaine me tend l’affichette d’un concours de nouvelles organisé par Ascodocpsy*. Je m’enquiers du règlement et je vois que le titre en est « Chimères». Coïncidence ou bizarrerie du sort : il se trouve qu’avant mon accident, j’avais aidé ma fille à commenter un petit poème en prose de Charles Baudelaire intitulé Chacun sa chimère. Quatre ans plus tard, je me souviens de l’impression que j’avais alors ressentie – un écrasement – à la lecture de cette peinture du drame de la condition humaine « condamnée à espérer toujours ».
Cette tragédie relatée dans un univers onirique et fantastique traduit la solitude lucide et désespérée du poète. Cette histoire s’apparente un peu à la mienne… Ecoutez-la…
Si vous consultez dans le wikitionnaire* le sens de la locution verbale incluse dans le titre de ma nouvelle, l’expression signifie que, pour être en mesure de dénoncer les torts d’autrui, il faut soi-même être irréprochable. Que déduire du rapprochement entre établissement hospitalier et exemplarité ? Et bien, c’est que mon récit s’y déroule et que la réponse par l’affirmative à la question posée incluse dans l’interrogation constitue la morale de l’épilogue.
Par quelles sinuosités s’est donc déroulé mon drame ? L’histoire commence un six novembre… Cet après-midi là, je me dirige vers la cuisine et m’écroule sur le carrelage, terrassée par un malaise. Aussitôt, me diront plus tard mes enfants présents, – nous téléphonons au S.A.M.U.- qui m’emmène aux urgences. Je n’en ai gardé aucune mémoire.
J’ y effectue là les premiers examens et un diagnostic est posé : il s’agit d’un accident vasculaire cérébral hémorragique dont l’origine proviendrait sans doute d’un gros stress ayant entraîné une tension dangereusement élevée. Je reste un ou deux jours dans le coma pendant lesquels mon mari m’a dit plus tard que je n’arrêtais pas de parler. Pourtant, je ne me souviens de rien. Le lendemain, je passe au service réanimation et je me remémore quelques épisodes de ce passage. Bien sûr, je reste un jour ou deux dans le cirage mais mon avenir ne semble absolument pas fatal. Bien sûr, je ne pète pas la forme, me sens fatiguée et surtout dépossédée de l’énergie qui me qualifiait, moi qui décidais toujours et de tout, qui prenais des initiatives, m’activais autour de cent mille projets… Mais je me sens si faible ! Pourtant, les tests pratiqués témoignent ma complète récupération cérébrale. J’ai de la chance… Mais celle-ci ne durera pas …
Là, dans cette chambre d’hôpital, contrainte par le personnel de rester au lit, une perfusion dans la veine et un sac de Loxen* suspendu à une potence à faire suivre, ma belle énergie en prend un coup. Mais je me résous à prendre mon mal en patience, à faire contre mauvaise fortune bon cœur. Je me souviens bien de Colette, l’aide soignante dont le prénom me rappelle mon vieux livre couvert d’un papier bleu, une méthode de lecture de mes années de primaire dans la petite école de mon village : Rémi et Colette. Cette gentille dame me parle souvent dans ce service et surtout m’aide à prendre ma première douche hospitalière. Pour ce faire, elle doit recouvrir mes perfusions de plastique, me conduire sous la douche, doser l’arrosage, me sécher… J’en sors requinquée et pleine de gratitude à l’égard de cette dame.
Puis, la pathologie s’arrangeant grâce aux perfusions d’hypotenseurs, je suis réorientée au M2, étage dévolu à la médecine générale où officie entre autres le bon docteur M.B., chef du service. L’accueil n’est pas une partie de plaisir : une consultation en règle, des questions inquisitrices, une doctorale culpabilisation d’un ton de condescendance propre à un disciple d’Esculape : « Vous ne connaissiez pas votre tension ? Vous n’aviez pas de médecin traitant ? Et vous fumiez ? » Point n’est besoin d’en rajouter. Arrêtez, ma culpabilité déborde. Dans la chambre double où j’échois, une dame âgée part au bout d’une semaine. Pendant ce temps, des médecins, internes, infirmières, ceux que je qualifie de pléthore de soignants, veilleurs de nuit, brancardiers, personnels hospitaliers venus d’autres services se succèdent, me mitraillant de questions à l’envi. Tout juste sortant d’une léthargie à demi inconsciente, le réveil me semble bien brutal ! Je réponds peu, me réfugie dans la langue espagnole, idiome que d’adore et avec lequel je me débrouille assez bien. Le personnel hospitalier change quotidiennement et se succède au rythme des emplois du temps. Il doit me trouver bien étrange mais c’est un moyen d’échapper à son inquisition.
Huit jours environ après que ma voisine de chambre m’ait quittée pour une maison de repos, la place vacante est prise par une autre patiente répondant au nom – qui l’eût cru – de Marie Antoinette Bordel ! Son patronyme composé d’un prénom royal et d’un nom offert à tous les canulars m’annonce les tribulations confuses à venir, le chaos qui va bouleverser mon futur. Madame Bordel souffre d’un problème circulatoire à la jambe, une phlébite, qui ne lui fait pas la jambe légère et encore moins l’œil polisson, elle qui ne peut plus aller à la chasse aux papillons, au grand dam de notre Georges* national. Cette dame a en sus des problèmes pour se rendre à la selle. Malgré ses laborieux efforts, elle ne parvient à expulser qu’à grand renfort de lavements laxatifs. Et comme il lui est interdit de quitter son lit, elle réclame « le bassin » pour y déposer le résultat de son clystère qui n’est pas un mystère (mais ces deux substantifs riment bien !). Le bruit évocateur que produit son éjection excrémentielle est loin de m’envoyer au septième ciel (même si ça rime aussi !) et je ne peux m’empêcher de maugréer de mon lit à voix haute: quel bordel ! Comme la sonnette pour appeler le personnel est défaillante, cette dame me sollicite souvent afin que j’actionne la mienne pour ses besoins.
Les jours passent, scandés par le rituel du tensiomètre et jalonnés par la visite médicale matinale exigée par le protocole et qui décide les examens médicaux divers et variés ; ceux-ci occasionneront par ailleurs des promenades sur un fauteuil roulant vers d’autres services via le labyrinthe du sous-sol. Cette rencontre matinale me confronte à deux docteurs ou internes qui ne s’avèrent pas être identiques d’un jour à l’autre et qui répondent sans doute à un curieux et facétieux tour de garde dont le résultat me désoriente complètement. Ceux-ci ne s’expriment pas clairement, parlent entre eux, décident sans tenir compte de leur patiente, de mon avis et tranchent de façon péremptoire : « c’est bien la peine que je prescrive un régime hyposodé, regarde, elle boit une bouteille d’eau gazeuse ! ». Parfois, alors que je suis endormie, on me demande si je ne veux pas « quelque chose pour dormir » ou un autre cachet pour le mal de tête parce que la veille j’ai eu une migraine. Cette entrevue est pour moi l’occasion d’affronter trois médecins que je nommerai plus tard le bon, la brute et le truand. Les jours où par malheur la brute et le truand officient ensemble, je ressors égarée de ces entretiens. « Que va-t-on me faire ? Quels examens vais-je subir ? Quelles en seront les conséquences ? » Je crains la médecine parce qu’une de mes amies est morte suite à une injection de produit de contraste avant de passer un scanner. J’ai déjà passé une I.R.M. cérébrale et j’ai parlé du décès de cette amie dans ces mêmes lieux et j’ai dû impressionner le technicien puisqu’il ne m’a pas fait d’injection. Ouf !
Parfois mes enfants viennent me voir ; le plus jeune amène son accordéon et me joue un ou deux morceaux pour mon grand plaisir. Je pense que se quitterai bientôt le M.2.
Mais vers le 20 novembre, je commence à avoir des malaises récurrents accompagnés de sensations vertigineuses. Que se passe-t-il ? Avec Patricia, une voisine de chambrée, je parle de mon impression de servir de cobaye, de pantin dont on tire les ficelles sans compter les sempiternelles prises de sang ponctionnées dès l’aube. Je tombe de plus en plus souvent dans les pommes. Quand je vois dans une urgente fulgurance que ces malaises se reproduisent souvent et me laissent inerte, anéantie et angoissée, je veux téléphoner à quelqu’un qui compte pour moi. Mais tout se brouille dans mon cerveau et je ne parviens pas à me remémorer le numéro de téléphone familial où je pourrais joindre mon Merlin* l’enchanteur de mari. Je me souviens que je veux noter les bribes de chiffres évanescents sur le roman de Didier Daeninckx, Itinéraire d’un salaud ordinaire, posé à mon chevet. Seul me revient en tête le numéro de mon ex mari.
Toutefois revenons dans cette chambre d’hôpital. Me sentant vraiment très mal, je demande à Patricia d’appeler le numéro susdit. Mais, le brouillage s’intensifie dans mon cerveau : je ne sais plus où je suis et je ne parviens à m’exprimer qu’avec un effort titanesque. Vu mon état de torpeur, je me trompe et annonce à mon ex que je suis à l’hôpital de la ville, non pas celui général mais celui psychiatrique. Sans doute dois-je me rendre compte de ma situation de confusion mentale mais je suis bien incapable de me l’expliquer ni d’ordonnancer mes idées. Tout ce que je sais intimement, c’est que je vais sans doute mourir, qu’il me faut de l’aide. Je crie en silence :
- Au secours, aidez-moi ! Car je sais que l’hôpital va m’anéantir. Il va me faire payer mon manque de déférence et ma défiance à son égard. Il n’aime pas être remis en question et ne supporte pas qu’on émette un autre avis que lui sur sa propre santé. Il s’estime le plus fort car il est pavé de certitudes. Ne dit-on pas que l’enfer est pavé de bonnes intentions ?
Plus tard, mais quand ?, la notion du temps s’étant envolée, tous arrivent au M.2. Merlin demande des explications car il ignorait l’existence de mes malaises répétitifs, que j’avais passés sous silence pour ne pas l’inquiéter. Les toubibs ne lui dévoilent rien si ce n’est la gravité de mon état de santé. Je ne sais plus où je me trouve, je ne vois plus, je ne parviens plus à prendre mes médicaments ni à boire et manger, à faire ma toilette ni même à aller aux W.C. seule. Mais que m’arrive-t-il ? Dans cette nébuleuse où se mêlent fiction et réalité, je me rappelle mes rêves de paramécies – organismes unicellulaires étudiés sous la loupe d’un microscope au lycée – hantant autrefois mes cauchemars d’enfant, mes songes de bouteilles d’oxygène qui fuient pendant toute la nuit dans l’hôpital.
Ensuite, je vais d’I.R.M. en I.R.M. puis d’électro-encéphalogramme en scanner. J’y reçois les fameuses injections d’iode radioactif tant redoutées. Mais l’hôpital est technicité et non humanité. Qu’importe, les accidents passeront par pertes et profits ! Je n’en peux plus, j’étouffe d’angoisse… Je suis semblable à la Chimère de Baudelaire, me débattant pour comprendre ce qui m’arrive et inexorablement condamnée à traîner mon boulet au milieu de l’écrasante indifférence du corps médical.
Cependant, celui-ci finit par se rendre compte de ma détresse et pour ne plus entendre ma plainte, me bourre alors d’antidépresseurs et d’anxiolytiques ; c’est ainsi qu’est mise en place ma camisole chimique dans cet hôpital qui se fout de la charité. Dans mes éclairs de lucidité, je dis et répète à Merlin que je suis complètement camée. Une semaine avant mon départ, le bon baisse mon traitement psychogène mais, changement de service obligeant, la brute le remonte aussi sec. Plus tard, Merlin me dira qu’il voyait passer des barrettes entières de lexomil, une benzodiazépine prescrite par un psychiatre de passage dans ma chambre et dont je ne me souviens plus du tout. Ce remède m’anéantit totalement… je ne suis plus rien. Comme Nicholson, le héros lobotomisé de Vol au-dessus d’un nid de coucou, toute velléité d’opposition et de conscience m’a été supprimée. J’apprendrai ultérieurement qu’on m’a changée de chambre pour m’isoler. Ainsi, je ne ferai plus peur à une improbable compagne de cellule. Les oiseaux se cachent pour mourir, dit-on, mais ici, le scénario est modifié : la brute et le truand me cachent pour mourir. Un employé de cet établissement de soins en profite pour voler ma chaîne en or ponctuée de quechis (petites perles de nacre ramenées de Polynésie) et créée sur commande par une orfèvre locale. Cet hôpital utilise la générosité des malades mais lui, n’en montre aucune !
Début décembre, la brute me met avec Merlin à la porte de l’hôpital sous un prétexte félon, arguant que mon enchanteur dérange le service par ses visites matinales en principe interdites mais en réalité poussées par son désir de m’aider. Je n’y mettrai plus jamais les pieds malgré un rendez-vous médical prévu dans ce lieu. C’est la meilleure solution car ils (la brute et le truand) ne pourront pas m’achever. Chez moi, les effets du lexomil et stablon* continuent de m’anéantir pendant les quelques jours suivants leur arrêt puis s’estompent jusqu’au matin de mon réveil libérateur : je demande à Merlin si c’est moi qui, me pensant prisonnière dans cette pièce, ai tout arraché dans la salle de bain pendant la nuit ? M’ayant répondu affirmativement, je le sollicite à nouveau : « est-ce que j’étais à l’hôpital et que j’ai fait un A.V.C. ? » Car j’espère qu’il me répondra par la négative mais il acquiesce. C’est à ce moment précis que je prends subitement conscience que j’ai confondu fiction et réalité. Maintenant, je sais. Un autre cauchemar est en partance : n’y voyant quasiment plus, une grave dépression pointe son nez. Heureusement, dans ma tragédie, Merlin me soutient incroyablement, je rencontre un psychiatre extraordinaire, qui va considérablement m’aider et me suivre… Mais ma vie est révolutionnée par ces graves conséquences. Obtenir mon dossier médical s’avérera un vrai parcours du combattant. J’y apprendrai cependant que j’ai fait un second A.V.C. par bas débit (manque de flux sanguin au cerveau), ce qui a détruit des neurones destinés à la vision.
Comme ces hommes courbés portant sur le dos leur énorme chimère qui s’agrippe à eux telle une pieuvre, je suis condamnée à traîner sans une seconde de répit (sauf quand le sommeil m’emporte) ma cécité corticale qui m’interdit de voir normalement et de conduire librement ma vie. Je suis prisonnière d’une grande partie de ma vision absente.
* Ascodocpsy : réseau documentaire en santé mentale.
* Loxen : inhibiteur calcique, vasodilatateur, utilisé contre l’hypertension
* Merlin : mon artisan et feu ami m’appelant la dame du lac, je qualifie donc l’homme de mon coeur d’enchanteur Merlin.
* wiktionnaire : dictionnaire de Wikipédia, célèbre encyclopédie d’Internet
* Georges : il s’agit de Georges Brassens qui chante une de ses chansons, la chasse aux papillons.
* stablon : anxiolitiue
* lexomil : antidépresseur
2001