C’est le début de l’automne ou la fin de l’été, époque marquée par le battage du blé, de l’orge, de l’avoine ou d’autres céréales avant que l’hiver n’arrive et pour que les granges soient pleines à craquer du fruit des moissons. Il faudra escoudre* à la machine toutes les gerbes patiemment rangées dans les granges et ramassées bien sèches sous un soleil de plomb. Pour tous les enfants dont je fais partie, ce sera un jour où nous n’irons pas à l’école, le jour où la machine viendra chez nous.
Cette fameuse et mystérieuse machine n’est autre qu’une batteuse couleur orange et bleue de marque Merlin Vierzon Cher, écrite sur son fronton déteint par le soleil, suivie par la presse Braud toute en fer et de couleur bleue. Elle rythme son travail dans le brouhaha fracassant de ses engrenages et de son chariot, dans un incessant va et vient de battage auquel s’ajoute le bruit plus régulier du ronronnement perpétuel de la batteuse.
Nous l’attendons avec impatience. Depuis Aussac, j’aperçois les deux gros pignons de la grande ferme, presque aussi hauts que l’église. C’est impressionnant !
Pour moi, quelle chance ! Un jour sans aller dans cette école que je n’aime pas !
Un matin au chant du coq, on l’entend enfin arriver de loin : ses roues de fer écrasent les gravillons de la route. Bientôt, ce sera la fête pour petits et grands. Son ronronnement accompagnera l’automne et on s’habituera à sa présence à tel point qu’elle laissera un vide, un grand silence lorsqu’elle s’en ira.
Le vieux tracteur jaune Someca Som 40 aux grosses roues roues arrière qui rendent si petites celles de l’avant, ses deux phares déréglés, son odeur de gas-oil permanent, tracte tout ce train de moisson. C’est lui, le maitre qui, une fois placé et calé avec deux grands crics de bois et relié par une longue courroie, fera tourner l’ensemble de presse et la batteuse.
La poussière envahit l’atmosphère. Dans la grange, le chaîne humaine s’active pour faire passer les gerbes jusqu’au tapis roulant où se tient l’homme habile qui coupe les liens avec son Opinel bien aiguisé. Une dernière paire de bras les met lentement dans la machine qui les engloutit; les hommes s’affairent autour des engins au milieu de ce tintamarre. Les ballots de paille sortent de la presse par secousses et sont transportés prestement à la grange par des hommes forts. Dans la trémie, les grains tant attendus coulent dans les sacs de jute. A ce poste, on éprouve beaucoup de distinction : on prend une poignée de cette semence, on la respire, on regarde sa couleur. C’est une récompense ! Sur les visages se lit la fierté d’un accomplissement que perpétuera le geste immuable du semeur. Belle récolte, couleur bronze, sous le soleil du soir !
Les femmes accourent pour abreuver tout ce monde qui ne sait où donner de la tête et des membres tant le travail est prégnant, abrutissant, éreintant. Quelques verres de rouge de ci de là chassent la poussière. Les moissonneurs sont fourbus mais heureux, ces braves gens de la campagne, de mon terroir ancestral où la chanson des blés d’or d’Armand Mestral prend tout son sens.
https://www.youtube.com/watch?v=TPk9m72VTv4
Le soleil disparait derrière la montagne après cette longue journée. Le machiniste baisse la barre de l’accélérateur au volant de son Someca infatigable. Progressivement et lentement, tout s’arrête et on souffle. On s’essuie le front avec un mouchoir plein de pous* et vite humide. Les courroies sont maintenant immobiles, c’est le repos final du soir avant le souper chez l’habitant.
Ce soir, c’est un peu la fête car on fait la reboule (la ribote) . La récolte a été bonne cette anée et on fêtera cela à la grande table des moissonneurs assis sur des bancs de bois inconfortables. On prendra le temps de manger la viande de pays, le fromage au lait d’Aubrac et de boire un sacré coup. Peut-être sortira-ton de quelque cachette une vieille bouteille de gnole du grand-père pour couronner le repas, et délier les langues malgré la fatigue. Et dans le mélange de fumée des Gauloises, Celtic, Ninas, Voltigeurs, tabac gris et Bergerac, peut-être entendra-t-on un harmonica, un petit air d’accordéon diatonique joué à la hâte par des mains fatiguées.
La nuit prend possession des lieux, la lune éclaire de sa lueur blafarde le village et le chantier de battage.
La machine à l’arrêt et le vieux Someca sont encore tièdes. Le vent du soir apaise l’euphorie du résultat du battage qui a donné raison aux semailles : un grenier à blés finalisant ce cycle.
Tout cet arsenal ira se reposer dans la grange de son patron.
Ce matériel sacré est désormais révolu mais on le ressort ponctuellement le temps d’une reconstitution des travaux agricoles du temps jadis pour en garder la mémoire.
https://www.youtube.com/watch?v=ORDuwETdDzI
Couleurs d’antan
*escoudre : mot occitan signifiant battre à la machine.
*pous : Poussière de paille après battage.