Kinsankimpur, air connu

Luc Ladiesse qui fut d’abord un de mes collège puis devint mon inspecteur de l’Éducation Nationale, il m’a marquée par son aura et sa grande compétence. J’ai souvent travaillé avec lui et pour lui. Malheureusement, la mort l’a emporté prématurément. Grâce à lui, j’ai connu le livre  qui fait l’objet de cet article.

Afficher l'image d'origineDans son recueil de nouvelles, Didier Daeninckx trace des portraits tendres ou ironiques avec une plume sans complaisance et dotée d’un œil sûr.

Le blason de la famille ornait depuis huit siècles la façade du manoir : deux faisans en turlupinade contre-cloisonnés de lions  gerbant sur fond d’azur mitonné à empanachage estourbi. La devise des Haymeries de Saint-Eustache s’inscrivait en vaguelettes sur oriflamme flottante :
 » Sang pur et sans reproches. »
Le comte Deunoyes Haymeries de Saint-Eustache, vingt-huitième du nom, planta sa canne dans l’herbe du jardin, cambra les reins et admira la bâtisse que dorait le soleil de septembre. Il aspira l’air tiède, longuement, se replaça prestement l’entrejambe puis se dirigea résolument vers l’aile droite de la demeure familiale qui abritait la bibliothèque et les archives de ses ancêtres. Il s’installa devant son écritoire de chêne et, en moins d’une heure, régla les dossiers municipaux en attente, parapha les demandes de permis de construire, les autorisations d’aide sociale aux nationaux. La famille n’avait été écartée de la gestion de la commune d’Haymeries qu’une dizaine d’années en tout, au plus fort des différentes tourmentes révolutionnaires, mais même lors de cette décennie éparpillée sur deux siècles, un Haymeries tirait quelques ficelles bien dissimulées… La populace en avait décapité un, en 1792, un autre s’était malencontreusement trouvé en villégiature à Paris, en avril 1871 : les communards ne lui avaient pas fait de cadeau… Le dernier en date à avoir subi les assauts de la vermine était son propre père, Aymar Haymeries de Saint-Eustache, compagnon du Maréchal, abattu en avril 1944, au cours d’une partie de chasse, par des maquisards qui l’avaient pris pour un soldat allemand alors qu’il rappelait à son chien Siegfried.
Le comte Deunoyes Haymeries de Saint-Eustache signa sa lettre de démission du Front national puis débarrassa son plan de travail afin de dérouler le parchemin sur lequel, depuis quinze années, il reportait les résultats de ses recherches sur la généalogie familiale. Des centaines de croix  précédaient des centaines de noms inscrits dans les cases-cercueils disséminées sur les branches, dans le feuillage. Une seule case restait libre, tout en haut, celle de la femme qui avait donné naissance à la dynastie en se mariant avec le croisé Godefroy Haymeries de Saint-Eustache, au retour de la Grande Croisade de 1270. Le comte Deunoyes Haymeries de Saint-Eustache trempa sa plume d’oie dans l’encrier et approcha en tremblant la pointe noircie du rectangle vierge. Les lettres gothiques s’enchaînèrent pour former le nom de Yasmina Lâabi-Chamnar’el Anaza.
Il avait découvert le secret par hasard, la veille, en déchiffrant les notes portées dans la marge d’un Coran antique que tout le monde, depuis des siècles, considérait comme un vulgaire souvenir de campagne. A la nuit tombée, il appuya une échelle sur la façade du manoir et effaça la devise des Haymeries à la ponceuse Black et Decker. Le lendemain, le comte Deunoyes fit son marché en djellaba, saluant ses concitoyens, en se touchant la poitrine, à hauteur du cou, et en murmurant deux syllabes qui ressemblaient à « l’abesse ». Il fut battu aux élections municipales suivantes, la liste du Front islamique du salut qu’il conduisait ne recueillant que trois voix, la sienne et celles d’un couple de commerçants marocains, une grosse majorité se portant sur le nouveau candidat de son ancien parti, un entrepreneur d’origine italienne qui n’avait qu’un slogan pour programme : « Les bougnoules dehors, Haymeries aux Haymeriens. »

 

Avril 2016

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