Quand nous étions en Polynésie française, j’avais adopté un petit poulet local qui ressemble à nos poules naines françaises, mais plus petit encore. J’en ai écrit cette histoire.
Je m’appelle Cocoro1. C’est un prénom tahitien qu’un vieil indigène de Maupiti2, papa étau (prononcer étaou), m’a donné par dérision. Ce vieux au visage parcheminé de rides, aussi maigre qu’une planche à pain, règne en patriarche sur le quartier situé au PK 173, et aussi sec qu’un piquet, basané comme la peau d’un mouton tanné, sourit perpétuellement, même quand ça va mal. Une belle et bonne nature que ce vieux-là…
Autour de son faré4 qu’abrite un toit de palmes, la nature tropicale exubérante est une jungle dans laquelle il est souvent nécessaire d’user du coupe-coupe pour se frayer un passage. Il s’agit d’une sorte de machette munie une lame d’une bonne quarantaine de centimètres. Sa première utilisation concerne l’ouverture des noix de coco tombées de l’arbre. Il y en a plein autour du faré de Papa Etau. Il faut savoir qu’on utilise tout dans le cocotier : les palmes pour s’abriter du soleil et de la pluie, les fibres pour fabriquer des balais, le tronc pour faire des bancs et des poteaux, le bois pour alimenter un feu et faire chauffer le four tahitien5 ou faire cuire les fruits de l’arbre à pain ; on en soutire aussi le lait, l’eau, la pulpe de la noix…
Il fait perpétuellement chaud sur l’île, les températures varient très peu, de 29 à 31°tout au long de l’année. Et il fait toujours humide. C’est là le plus gros inconvénient. Et qui dit humidité dit moustiques. J’y suis habituée, depuis que je suis sortie de mon œuf !
Un couple de popa’a6 et leurs enfants récemment arrivés de métropole, se sont installés dans un faré proche de celui d’Etau, côté mer tandis que le vieil homme habite côté montagne. Cette nouvelle installation a créé un bon dérivatif, nous qui n’avons d’autre horizon que celui de notre petite île, du lagon et de l’océan à perte de vue. Et rien pour pimenter notre soif de changement !
Alors, l’installation de cette famille, vous pensez ! Mais j’étais à mille lieues de savoir quelle place elle allait prendre dans ma vie de poulette locale !
J’étais toute petite quand elle arriva, je n’avais guère plus de deux semaines. Je suivais alors ma mère comme mon ombre, accompagnée de la ribambelle de mes frères et sœurs. Doués de mimétisme, nous passions nos journées à faire tout comme maman : gratter le sol de nos ongles acérés, picorer ce qui nous semblait bon, courir derrière les insectes volants, prendre des bains de poussière, nettoyer et lisser nos plumes, sauter, nous poursuivre, batifoler à l’envi. Nous regardions aussi nos aînés s’essayer déjà à la hiérarchie du bec !
Sur mon île, il y a partout beaucoup de coqs et de poules comme moi. Je le sais, pour l’avoir entendu de la bouche des farani(s)7 et parce que j’en rencontre des tas dans mon quartier.
Ma vie de gallinacée ordinaire aurait pu continuer paisiblement au milieu de ma famille nombreuse. Mais un jour, la porte des Popa’a s’est refermée sur mon passage, écrasant un des doigts de ma patte gauche. Incapable de tenir l’équilibre, j’ai vacillé puis je suis tombée sur le côté. J’avais mal ! Aïe, aïe, aïe !
Les miens ont continué leur route, me laissant seule avec la famille des Popa’a farani. Leurs visages penchés sur moi, je les voyais de près, ils étaient vraiment des popa’a miti hue8…
La femme a regardé ma patte, y a mis un produit piquant et m’a placée dans un carton, me caressant sur la tête. Son geste m’a rassurée. Je me suis posée, me laissant emporter dans mes songes… Je pensais à ma vie de poulette des îles, à la vie de ma famille. J’apprendrai plus tard que celle des poules de France est bien autre et que nos différences sont importantes, d’après les confidences de ces étrangers.
Ici, les poules, coqs et chiens errants font partie du quotidien et le chant des coqs sonne le réveil des insulaires dès cinq-six heures du matin quand ce n’est pas pendant la nuit. Sachez également qu’ici, les coqs ne chantent pas juste au lever du soleil mais toute la foutue journée pour un oui ou pour un non. Vous ne serez tranquille que lorsqu’il pleut. Même moi, ils m’agacent ! Alors !
Nous sommes sauvages et n’appartenons à personne. Et même si nous emmerdons tout le monde, personne ne nous chasse. De toute façon, ce serait impossible : nous volons assez haut pour nous réfugier sur les arbres à pain, les avocatier(s), mapés9, ‘aito(s)10, tous très hauts… Si vous pensiez être débarrassés de nous en quittant votre faré le matin, que neni ! Vous nous retrouverez devant votre bureau, au travail, partout…
Vous verrez que les poules peuvent, contrairement à ce qu’on vous a toujours dit, voler (enfin, plutôt planer) sur plusieurs dizaines de mètres et qu’elles se perchent même sur les très grands arbres. Si si si !
J’appartiens à l’espèce sauvage dite Bankiva (Gallus Gallus). Mon habitat est très étendu. On la trouve dans le nord-est de l’Inde, en Birmanie, dans les Etats maltais, à Sumatra, au Siam et en Cochinchine. Mon espèce existe en outre acclimatée à l’état sauvage dans de nombreuses îles comme Hainan, Java, Tahiti et ses îles…. Ceux de mon espèce sont de la taille d’une grosse volaille naine, possèdent une allure très fine et dégagée. Les miens ont beaucoup de ressemblance avec votre Ardennaise naine, à part que la queue de cette dernière n’est pas aussi développée et portée plus haute.
Nous sommes méfiants, rusés, d’allure vive, et nous ne nous laissons pas apprivoiser avec facilité.
Notre espèce a été introduite par les premiers polynésiens lors de leur arrivée. Nous sommes présents presque partout en Polynésie française, sauf dans certains atolls et îlots volcaniques où nous n’avons pas encore été introduits. Grégaires, nous nous déplaçons en groupes même si les poules accompagnées de leurs poussins ont tendance à s’isoler dans les vallées. D’ailleurs, de nombreux coqs domestiques retournent à l’état sauvage et vivent en quasi-liberté dans les jardins où ils ne sont même plus chassés pour leur chair mais élevés pour un passe-temps prisé des Polynésiens : les combats de coqs. Bien fait pour ces machos qui sont parfois si méchants avec les femmes.
Maintenant que vous me connaissez, je continue la narration de mon aventure peu banale…
Le temps que dura ma convalescence, soit deux ou trois semaines, je demeurai dans cette famille, chouchoutée et nourrie comme jamais. Mais je restai seule, isolée de mon groupe. Je boitai encore un peu mais me promenais autour de ce faré. La femme qui se nommait Juliette me donnait des grains de riz, du pain, des morceaux de papaye sans compter les restes des repas. Mais, ce que j’aimais par-dessus tout, c’étaient les chasses que nous effectuions ensemble le soir, à la nuit tombée. Sur l’île, la durée du jour est équivalente à celle de la nuit. C’est au début de cette dernière que nous nous adonnions à cette activité… Vous allez voir…
Les margouillats abondent dans les farés. Il s’agit de petits reptiles typiques des climats chauds, autrement dit geckos des maisons, les plus familiers des animaux sauvages. Ces étonnants lézards ne veulent plus vivre dans l’inconfort des forêts, ils préfèrent les maisons et surtout les insectes qui s’y accumulent à la nuit tombée. Ils sont de vrais noctambules.
Au début, ça m’a surprise : jugez mon étonnement en voyant ce lézard dans le faré, drôle de petite bestiole au corps verruqueux qui marche « à l’envers ».
Cet animal pourvu d’une grosse tête darde un regard curieux, avec ses gros yeux pourvus d’une pupille verticale. Ses pattes sont parmi les parties du corps les plus étonnantes. Les doigts sont aplatis, formant des lamelles qui adhèrent sur tout support, des pseudo-ventouses dont l’efficacité est augmentée par une griffe terminale. Ces ventouses sont adhésives. A l’instar d’une bande Velcro, elles sont garnies d’une multitude de poils microscopiques terminés en spatule. Les poils se collent à la surface ou plutôt ils sont comme aimantés.
Juliette appréciait ces margouillats parce qu’ils éliminaient les moustiques en les mangeant. C’est pourquoi, ils rampaient sous le plafond des auvents éclairés, bordant le faré et qui le protégeaient du soleil et de la pluie. En revanche, elle les détestait parce qu’ils déféquaient sur tout ce qui se trouvait sous les lampes : tables, évier, bureau… Et il y en avait vraiment beaucoup !
Alors, Juliette m’appelait « Cocoro , Cocoro ! ». J’accourais aussitôt. Munie d’un balai ni’au11, elle se déplaçait sous les larges avant-toits, traquant les margouillats et les faisant tomber sur le sol avec les fibres du balai. Il ne me restait plus qu’à les attraper du bec et à les gober. Quel régal ! Ce n’est pas si souvent que je mange un bon steak !
Et on recommençait jusqu’à satiété ou lassitude… Qu’est-ce qu’on s’amusait !
Le jour, il arrivait que Juliette m’appelle aussi. Je n’étais jamais bien loin. Le propriétaire de la maison, Moana, avait creusé puis bétonné et emménagé sous l’auvent côté mer un grand trou transformé en fosse septique. Les cafards nombreux y proliféraient à qui mieux mieux, Juliette en trouvait même dans la cuisine malgré son utilisation de craie chinoise11.
Régulièrement, elle retirait le couvercle de cette fosse, découvrant une multitude de blattes, aveuglées par cette soudaine lumière ; ces insectes répugnants pour elle mais combien appétissants pour moi couraient pour trouver quelque autre abri sombre. De mon bec, je les piquais à une allure vertigineuse et on n’entendait plus que mon picotement aussi rapide qu’une mitraillette « tac, tac, tac , tac, tac ». Je les ingurgitais frénétiquement. « Tiens, prends ça, toi aussi, toi encore ». Que c’est bon ! Quel délice ! C’est Juliette qui était contente ! Peine perdue : autant reparaissent sitôt disparus. Un vrai tonneau des Danaïdes12 !
Un jour, je suis tombée malade. L’œil terne la paupière baissée, je traînais, vide d’énergie. Je n’avais plus faim. Inquiète, Juliette est allée chercher un antibiotique et c’est ce qui m’a sortie de ma léthargie maladive. Les années ont passé dans cette douce quiétude . Je pondais des œufs dans la corbeille à linge familial. J’en ai même couvés. Des années après, ma famille adoptive est repartie pour la métropole. Elle a confié ma destinée à papa Etaou. Qui sait si un jour, une pirogue ne les ramènera pas au bord de mon lagon…
1 Cocoro : j’ai cherché la traduction de ce mot tahitien. Il signifie « bite », ça ne m’étonne pas de Papa Etau ! C’était bien son style !
2 Maupiti : une des îles-Sous-le Vent qui compte 1 200 âmes.
3 P.K. : point kilométrique. Adresse géographique qui permet de se repérer sur la route de ceinture pour situer une adresse. Ici, on utilise deux paramètres pour l’indiquer à partir du point zéro représenté par la « capitale » de l’île : côté mer ou côté montagne, ôte Est ou côte Ouest.
4 faré : à l’origine, habitation polynésienne traditionnelle. Autrefois construits en bambou et recouverts de feuilles de pandanus et de palmiers, de différentes grandeurs. Aujourd’hui construits en bois et couverts de tôles.
5 four tahitien : four traditionnel polynésien pour cuire les aliments à l’étouffée.
Il s’agit d’un trou creusé dans la terre (de 50 à 80 cm de profondeur et 2 mètres de diamètre) au fond duquel on place du bois, des noix de coco sèches recouvertes de pierres volcaniques et poreuses ; le bois consumé, les pierres sont chauffées au rouge. Ces pierres sont recouvertes d’un tapis de feuilles vertes de bananier sur lesquelles on dispose la nourriture que l’on recouvre de nouvelles feuilles de bananier et de sacs humides ou d’une nappe tressée de feuilles de purau, puis de terre ou de sable.
6 popa’a : étrangers, Blancs, Européens.
7 farani : français
7 miti hue : blanc comme une sauce fait de lait de coco
8 ni’au : palmes de cocotier, folioles et nervures de ces folioles dont on fait ici des balais.
9 mapé : châtaignier tahitien
10 ‘aito : arbre de fer
11 balai niau : balai pourvu de nervures de palmes
12craie chinoise : craie d’insecticide chinoise contenant un produit très toxique appelé Miraculous Insecticide Chalk qui peut causer de sérieux troubles de santé, selon Santé Canada qui recommande aux Canadiens de ne pas l’utiliser.
L’agence gouvernementale affirme avoir analysé la «craie miraculeuse d’insecticide» et y avoir trouvé de la deltaméthrine, un pesticide pouvant causer des effets dangereux sur la santé, particulièrement chez les enfants. Ces derniers pourraient confondre ces produits pour de véritables craies à tableau et les manipuler ou les mettre dans leur bouche.
13 tonneau des Danaïdes : tâche sans fin, travail à recommencer sans cesse.