La chèvre

Lorsque j’ai passé ma maîtrise de lettres, j’ai eu ce texte comme support d’épreuve de  commentaire littéraire. J’j'ai alors découvert un extraodinaire poète, un véritable artisan du langage. Francis Ponge (1899-1988) l’a publié en 1961 dans Le grand recueil..

Notre tendresse à la notion de chèvre est immédiate pour ce qu’elle comporte entre ses pattes grêles – gonflant la cornemuse aux pouces abaissées que la pauvresse, sous la carpette en  guise de châle sur son échine toujours de guingois, incomplètement dissimule – tout ce lait qui s’obtient des pierres les plus dures par le moyen brouté de quelques rares herbes, ou pampres, d’essence arromatique.
Broutille que tout cela, vous l’avez dit, nous dira-t-on. Certes; mais à la vérité fort tenaces.
Puis cette clochette, qui ne s’interrompt.

Tout ce tintouin, par grâce, elle a l’heur de le croire, en faveur de son rejeton, c’est-à-dire pour l’élevage de ce petit tabouret de bois, qui saute des quattre pieds sur place et fait des jetés battus, jusqu’à l’exemple de sa mère il se comporte plutôt comme un escabeau, qui poserait ses deux pieds de devant sur la première marche naturelle qu’il rencontre, afin de brouter toujours plus haut que ce qu’il trouve à sa portée immédiate.
Et fantasque avec cela, têtu !

Si petites que soient dses cornes, il fait front.
Ah !; ils nous feront devenir chèvres, murmurent-elles – nourrices assidues et princesses lointaines, à l’image des galaxies – et elles s’agenouillent pour se reposer.
Tête droite d’ailleurs, et le regard, sous les paupières lourdes, fabuleusement étoilé. Mais, décrucifiant d’un brusque effort leurs membres raides, elles se relèvent presque aussitôt, car elles n’oublient pas leur devoir.
Ces belles aux longs yeux, poilues comme des bêtes, belles à la fois et butées – ou, pour dire mieux, belzébuthées – quand elles bêlent, de quoi se plaignent-elles ? de quel tourment, quel tracas ?

Comme les vieux célibataires, elles aiment le papier-journal, le tabac.
Et sans doute faut-il parler de corde à propos de chèvres, et même – quels tiraillements ! quelle douce obstination saccadée ! – de corde usée jusqu’à la corde, et peut-être de mèche de fouet.
Cette barbiche, cet accent grave…
Elles obsèdent les rochers.
Par une inflexion toute naturelle, psalmodiant dès lors quelque peu – et tirant nous aussi un peu trop sur la corde, pour saisir l’occasion verbale, par les cheveux, – donnons, le menton haut à entendre que chèvre, non loin de cheval, mais féminine à l’accent grave, n’en est qu’une modificarion modulée, qui ne cavale ni ne dévale mais grimpe plutôt, par sa dernière syllabe, ces roches abruptes, jusqu’à l’aire d’envol, au nid de suspension de la muette.
Nulle galopade en vue de cela pourtant. Point d’emportement triomphal. Nul de ces bonds stoppés, au bord du précipice, par le frisson d’échec à fleur de peau de chamois.
Non. D’être parvenue pas à pas jusqu’aux cimes, conduite là de proche en proche par son étude – et d’y porter à faux – il semble plutôt qu’elle s’excuse, en tremblant un peu des babines, humblement.
Ah ! ce n’est pas trop ma place, balbutie-t-elle; on ne m’y verra plus; et elle redescend au premier buisson.

De fait, c’est bien ainsi que la chèvre nous apparaît le plus souvent dans la montagne ou les cantons déshérités de la nature : accrochée, loque animale, aux buissons, loques vétgétales, accrochés eux-mêmes à ces loques minérales que sont les roches abruptes, les pierres déchiquetées.
Et sans doute ne nous semble-t-elle si touchante que pour n’être, d’un certain point de vue, que cela : une loque fautive, une harde, un hasard misérable; une approximation désespérée; une adaptation un peu sordide à des contingences elles-mêmes sordides; et preque rien, finalement, que de la charpie.
Et pourtant, voici la machine, d’un modèle cousin du nôtre et donc chérie fraternellement par nous, je veux dire dans le régnede l’animation vagabonde dès longtemps conçue et mise au point par la nature, pour obtenir du lait dans les plus sévères conditions.

Ce n’est qu’un pauvre et pitoyable animal, sans doute, mais aussi un prodigieux organisme, un être, et il fonctionne.
Si bien que la chèvre, comme toutes les créatures, est à la fois une erreur et la perfection accomplie de cette erreur; et donc lamentable et admirable, alarmante et enthousiasmante tout ensemble.
Et nous ? Certes nous pouvons bien nous nous suffire de la tâche d’exprimer imparfaitement cela.
Ainsi aurai-je chaque jour jeté la chèvre sur mon bloc-notes : croquis, ébauche, lambeau d’étude, – comme la chèvre elle-même est jetée par son propriétaire sur la montagne; contre ces buissons, ces rochers – ces fourrés hasardeux, ces mots inertes – dont à première vue, elle se distingue à peine.
Mais pourtant, à l’observer bien, elle vit, elle bouge un peu. Si l’on s’approche,  elle tire sur sa corde, veut s’enfuir. Et il ne faut pas la presser beaucoup pour tirer d’elle aussitôt un peu de ce lait, plus précieux et parfumé qu’aucun autre – d’une odeur comme celle de l’étincelle de silex furtivement allusive à la métallurgie des enfers – mais tout pareil à celui des étoiles jaillies au ciel nocturne en raison même de cette violence, et dont la multitude et l’éloignement infinis seulement, font de leurs lumières cette laitance – breuvage et semence à la fois – qui se répand ineffablement en nous.
Nourrissant, balsamique, encore tiède, ah ! sans doute ce lait, nous sied-il de le boire, mais de nous en flatter nullement. Non plus, finalement, que le suc de nos paroles, il ne nous était tant destiné, que peut-etre – à travers le chevreau et la chèvre – à quelque obscure régénération.

Telle est du moins la méditation du bouc adulte.
Magnifique corniaud, ce songeur de grand style arborant ses idées en supporte le poids non sans quelque rancune utile aux actes brefs qui lui sont assignés.
Ces pensers accomplis en armes sur sa tête, pour des motifs de haute courtoisie ornementalement recourbés en arrière;
Sachant d’ailleurs fort bien – quoique de source occulte, et bientôt convulsive en ses sacs profonds -
De quoi, de quel amour il demeure chargé;
Voilà, sa phraséologie sur la tête, ce qu’il rumine, entre deux coups de boutoir.

Mai 2015

Cette entrée a été publiée dans Animaux. Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>