Août 1938. Suzy, Yette, Lulu, Maguy, Raymonde, Mona, Dédée… Dans le petit carnet bleu marine aux pages jaunies par le temps, la litanie des prénoms laisse vite place au décompte des jours et des recettes. Repassage, rouge à lèvres, bas, médicaments, vaseline… A chaque fille ses retenues. Passes, alcool et cigarettes. A chaque jour sa rentrée, consciencieusement calculée, soigneusement relevée par une écriture d’écolière. Un drôle de livres de comptes que ce petit carnet bleu, laconique journal intime d’une maison de tolérance qui fit les beaux jours de la prostitution au Puy, Le Robinson.
Quatre étages, l’estaminet au rez-de-chaussée, une double entrée rue du Bouillon et Antoine-Clet pour aller et venir discrètement, de belles cheminées d’époque et un carrelage passé de mode sont les derniers témoins muets des libertinages qui animèrent les beaux temps des grandes glaces et des faux marbres, repeints chaque année par un artiste en pension.Les négatifs sortis du grenier cet de l’oubli ont rendu leurs visages grimés aux prénoms surannés du petit carnet. A moitié dévêtues, en socquettes blanches et sagement rangées, les moues comme les sourires sont figés pour l’éternité.
Madame Rose et Monsieur Geo
Un minois détonne pourtant, celui de la Dame Petot. « Madame Rose » pose avec ses filles pour « la photo de famille ». Ici, les messieurs choisissent sur catalogue.
Autant de chambres, autant de filles et, pour régner sur ce petit monde, Madame Rose et Monsieur Georges dit « Monsieur Geo ».
La tête de l’emploi, ce Monsieur Geo. Cigare en main, impeccable dans son manteau ajusté, le regard assuré sous le Borsalino de rigueur. Un costume sur mesure que cette parfaite panoplie du « mac » des années 30. C’est que Monsieur Geo en imposait. L’ancien boxeur avait délaissé les rings de Lyon pour jouer les durs les soirs de fête, prêt à en découdre au moindre incident. Et ça filait droit rue du Bouillon.
Le tiroir-caisse, c’était l’affaire de madame. Où s’étaient-ils rencontrés ces deux là ? Marie-Rose, la fille de la campagne, issue d’une famille sans le sou des environs de Bellevue-la-Montagne, arrivée toute jeune au Puy pour monter sa maison de tolérance comme on ouvre une boulangerie. Une idée à Geo probablement.
« Une femme de caractère » disait-on. A 47 ans, elle ne s’en laissait pas conter, même par la Police des mœurs qui lui reprochait de servir des hommes ivres et de recevoir des mineurs ou encore des marlous – des relations à Monsieur Geo venues débaucher des pucelles pour le tapin lyonnais. « Jamais vus ! » rétorquait la tenancière dans les rapports de police des Archives municipales.
Il y avait pourtant de la maison Tellier* au 10 rue du Bouillon… Le notable côtoyait l’artisan et le paysan, les jeunes, les vieux, les maris volages, les célibataires endurcis… « Non pas des noceurs, mais des hommes honorables », écrivait Maupassant. « Je ne me suis jamais autant amusée qu’ici ! Je garde le souvenir fabuleux d’un mardi gras au Robinson ! », avait confié une grand-mère respectable à son petit-fils. »
Un vénérable papi avait partagé quelque uns de ses souvenirs avec le journaliste Jean-Louis Rocher, il y a une vingtaine d’années, dans les colonnes de La Montagne. « Le Robinson, c’était surtout nos virées du dimanche soir » racontait-il. On avait dix-sept ou dix-huit ans, et généralement on payait une fois sur deux. Par contre, les jours de foire, Madame Rose nous demandait de venir faire de la présence. Elle faisait raquer des tournées générales aux marchands de bestiaux et aux paysans. Nous, on demandait pas mieux que de faire du nombre ». Client assidu entre deux cours de musique et de gym de l’Union sportive vellave, le jeune homme filera par la porte du bas pour ne pas croiser son père à l’étage !
« Le gant »
Le Kriter coulait à flot. Les peintres payaient en peintures. Les séances de cinéma porno, tournées et diffusées à la manivelle avec arrêt sur image à la demande, se tenaient au sous-sol tandis que l’accordéoniste enchaînait valses et javas comme Madame Rose les disques sur le gramophone. Des petits plus qui faisaient préférer le 10 au 12, où voisinait un second bordel. Pour monter au salon puis dans les chambres avec les filles, il fallait s’acquitter du tarif auprès de la maquerelle; et pour que la fille soit plus « gentille », il y avait « le gant », où déposer un petit supplément bienvenu. Toutes les occasions étaient bonnes pour faire la fête : la foire de la Toussaint, l’Assomption… « On voit l’importance des fêtes du 15 août au Puy au nombre d’étendards devant le Robinson » observait l’académicien Robert Sabatier. La semaine du 15 aout 1929 fut, de mémoire de riverains « infernale » : brunophone* jusqu’à point d’heure, cris, chants à tue-tête, exhibition fenêtres ouvertes… la maison était pourtant rassurante. Les filles soumises à des visites médicales hebdomadaires; bien plus rassurante que boui-boui et leurs lots de gourgandines occupant d’autres pas de porte de la rue du Bouillon. Beaucoup de filles venaient de Lyon, sans doute via les relations de monsieur Geo. Quelques Parisiennes et Marseillaises complétaient ce drôle de tour de France qu’entamaient ces professionnelles en passant d’un lit à l’autre de l’hexagone.
La vie aurait pu continuer ainsi, malgré la guerre et l’après-guerre… Et elle a continué, elle ne s’est pas arrêtée le 13 avril 1946, au moment où la France fermait ses maisons closes. La loi Marthe Richard abolissait le régime de la prostitution réglementée de la France depuis 1804. Le lupanar s’est mué en Hôtel Bar du Mont Anis, Madame Rose et Monsieur Geo en un couple d’aubergistes banal à un détail près : l’hôtel, semble-t-il, ne boudait pas les passes, quitte à demander l’autorisation pour ses « sauteries » du Nouvel An. Entre réalité et fantasme, le Robinson n’en finit pas d’alimenter les rumeurs : on murmure qu’un policier complaisant aurait été pris la main dans le sac ou encore que l’établissement aurait écopé d’une fermeture administrative suite à quelque porte-monnaie de curé barboté… Peu avant les années 60, le couple, sans enfant, quitte le Puy pour Annecy où il achète un hôtel-restaurant en centre-ville, l’hôtel de France, réputé pour sa carte et son confort, après plus de 25 ans passés au Robinson, peut-être plus. Ce dernier est loué. Les travestis de la place, tels Mimosa, viennent pousser la chansonnette au cabaret.
Dans les années 70, c’est le repaire des hippies, puis l’établissement ferme en 1978, Madame Rose lègue sa bâtisse.
Pascale Rolhion reprend le bar en 1882, le restaure et lui rend son nom. Le Robinson entame une seconde vie. La jeunesse étudiante se retrouve autour du baby-foot et du vieux juke-box; le RPL – un mélange de rosé, de sirop de pêche et de limonade – a remplacé le « Kriter ». La fête continue au « Rob » sous l’œil bienveillant de Calou et de son mari Jean-Luc. Puis, un jour, au milieu de cette jeunesse en goguette, un papi s’est égaré dans ses souvenirs en reconnaissant sur un vieux cliché l’une des filles de Madame Rose. Et de lancer à la cantonade : « C’était elle ma copine ! »
De la « denteleuse » à l’escort girl
Au XIXème siècle, presque toutes les prostituées se disaient « denteleuses » de métier, un jour au carreau, un soir à racoler sur les boulevards du Breuil, Saint-Louis, Saint-Laurent ou dans les bouges du Pouzarot.
Aujourd’hui il n’y a plus de lieu de prostitution en ville : la rue du Bouillon et ses alentours ne sont plus réveillés par le tintamarre de quelques fêtards. La prostitution en fourgon n’a jamais existé. Et dans le collimateur des policiers, aucun réseau de proxénétisme patenté. Bien sûr, il y eut quelques figures comme la « Simca 1000″, surnommée ainsi à cause de son physique avantageux et qui se prostituait place de l’ancien poids public dans les années 60…
Ce n’est pas parce que la prostitution est invisible qu’elle n’existe plus. La prostituée a troqué jupes et cuissardes pour la panoplie de Mme tout le monde : ici comme ailleurs, elle a trouvé sur Internet un nouveau terrain de jeu. On trouve une fille en un clic sur les sites des petites annonces. A l’heure d’Internet, on conservera le souvenir amusé de cette originale qui, pour vendre ses charmes, laissait sur de petits papiers, dans les boîtes à lettres ou sur les pare-brise, le numéro d’une cabine téléphonique du Breuil où la joindre. Désormais, les rendez-vous sont convenus par mail et se déroulent dans des appartements ou des chambres d’hôtel; là, une « indépendante » venue boucler une fin de mois, ici une professionnelle venue d’ailleurs honorer au Puy un rendez-vous tarifé, en prise ou non avec les réseaux mafieux des grandes agglomérations. Autant dire que l’arrivée, un dimanche soir de 2004, d’une dizaine de prostituées sénégalaises racolant avenue des Belges n’est pas passée inaperçue. Au point que les voisins s’en sont émus et qu’un bouchon s’en est créé. Après contrôle policier de rigueur, les belles sont parties comme elles étaient venues. De mémoire de Ponot, on n’avait jamais vu ça dans cette bonne ville du Puy qui ne compte ni sex-shop, ni bar à hôtesses ou boîtes libertines, où le Moderne, dernier cinéma à programmer des films érotiques, a jeté l’éponge il y a plus de vingt ans…
Quand les prostituées faisaient dans la dentelle
En recueillant les filles perdues au Refuge, Saint-François-Régis est à l’origine de la prise en charge institutionnelle des prostituées, au XVIIème siècle. Le saint jouait les trouble-fête en secouant l’ordre établi au point que trois souteneurs encouragés par la jeunesse dorée le cueillirent sur le parvis de l’église du Collège pour le trucider. Mais il tint bon, et son trait de génie fut de procurer aux prostituées un carreau et, avec lui, le moyen de gagner leur vie « honnêtement ». Tant et si bien qu’on retrouve des pièces de dentelle au Puy jusque dans les églises des missions jésuites de l’Amérique latine !
Du Refuge au Bon-Pasteur
La maison Notre-Dame du Refuge de Saint-Maurice a été fondée en 1687 au couvent de la Visitation. Elle était réservée aux jeunes filles de bonne famille puis on y reçut des prostituées que l’évêque fit transférer à l’hôpital général en 1688.
En 1716, le Refuge compte 28 filles recluses, des repenties qui ne pensaient qu’à s’évader. Il accueille les prostituées repentantes et les enfants « qui ont de mauvais penchants ». Plus tard, elles rejoindront le Bon-Pasteur, rue de Vienne, chez les sœurs de la Charité où les jeunes femmes pauvres et filles de mauvaise vie se côtoient. Le Refuge est fermé à la Révolution. En 1817, il devient maison d’arrêt pour les filles publiques malades.
* maison Tellier : en référencer au titre d’une nouvelle de Guy de Maupassant sur la prostitution.
* brunophone : piano mécanique ancêtre du juke-box
Septembre 2016
Bonjour Viviane,
J’ai lu avec intérêt cet article et un autre d’ailleurs à propos d’une poule tahitienne (j’ai également vécu en polynésie). En effet, retraçant la généalogie de ma famille, un aieul direct (Bernardini) après avoir quitté la Corse, s’est marié au Puy avec une Avit. L’un de ses enfants (11 ans) et sa grand-mère maternelle (61 ans) sont recensés en 1911 au 26 rue du Bouillon. L’enfant est noté pensionnaire. Il y avait-il également un autre type d’établissement (!) , une pension ou école rue du Bouillon ? Vous semblez bien connaitre l’histoire de votre ville – que je n’ai jamais visitée – c’est pourquoi je m’adresse à vous. En vous remerciant par avance. Très cordialement, Fabien