Malgré tous les progrès réalisés en médecine, en psychologie, en sociologie et malgré les modifications de dénomination des différents symptômes, les réactions de notre société vis-à-vis du phénomène « folie » (ou maladie mentale, troubles du comportement, handicap) ne sont pas foncièrement différentes de ce qu’elles ont été dans le passé. Attirance-répulsion, agressivité-culpabilité restent autant de réactions contradictoires encore rencontrées de nos jours. Tantôt rejetées, tantôt considérées comme des génies, des visionnaires ou des sages, des personnes atteintes de ces maux ont toujours eu à subir les idéologies de leurs contemporains. Ces réactions ne sont pas réservées au « public », elles sont aussi celles des différents pouvoirs.
Tantôt les directives de santé reflètent la crainte vis-à-vis d’elles et de leur éventuelle dangerosité, préconisant alors leur isolement, leur retrait de la société. Tantôt teintées d’une certaine forme d’humanité, elles recommandent de tout mettre en œuvre pour donner une place dans le corps social. Nous essaierons de nous demander à quoi correspondent ces positions à travers la notion de crise en psychiatrie.
Si la maladie mentale engendre des réactions si différentes, si opposées, c’est parce qu’elle interroge constamment l’humain sur ce qu’il est ou pourrait être. D’une façon générale, s’il aime exprimer ce qu’il ressent, l’homme n’aime pas beaucoup se pencher sur ce qu’il est. Il met souvent tout en œuvre pour éviter de le faire.
Or les comportements « bizarres », extrêmes parfois, des personnes présentant ces troubles l’obligent à se poser des questions sur la condition humaine et de fait sur sa propre condition.
Il n’est pas facile de se poser cette cette question en dehors des réponses générales données par les différentes religions ou idéologies. Quand elles nous sont posées par nos semblables, c’est-à-dire quand ne sont plus un exercice intellectuel mais qu’elles nous atteignent « dans notre chair », nous les évacuons soit en rejetant parfois violemment ces semblables trop différents et en même temps trop proches de nous, soit en faisant preuve à leur égard d’une empathie tout aussi démesurée.
Ces deux attitudes aboutissent au même résultat, c’est-à-dire à la négation de ces personnes en tant qu’individus et à les placer dans un statut d’inférieurs. Ils deviennent « une chose », « un objet » incapable d’avoir « une quelconque influence sur eux-mêmes. Puisqu’ils ne sont plus tout à fait humains, nous pouvons nous permettre de les rejeter, les ignorer ou au contraire de les protéger, « les sauver », « les intégrer » comme on dit aujourd’hui, selon nos critères ou ceux qu’on nous a appris. Nous sommes persuadés de savoir ce qui est bon pour eux, ils n’ont qu’à suivre nos directives.
Ainsi les uns et les autres, totalement objectivés, n’ont plus à se poser de questions sur eux-mêmes ni sur l’humain d’une façon générale.
Cependant, malgré nos idéologies aussi néfastes ou belles soient-elles, malgré cette objectivation, l’individu reste un individu et il a toujours la possibilité de retrouver sa subjectivité et d’avoir alors des réactions que nous n’avions même pas imaginées, parce que nous avions oublié qu’il était sujet. Nos aides ne lui conviennent pas toujours. Parfois même, il le montre !
Cela nous pose, ainsi qu’à la société, quelques questions qui à coup sûr dérangent. Elles remettent en cause nos certitudes, les fondements de nos croyances. Nos mécanismes d’annihilation n’ont pas suffi à éviter que cet autre ouvre en nous une brèche dans le continuum de notre existence.
L’équilibre plus ou moins stable dans lequel nous nous trouvions oscille.
Cette brèche, cette fissure entraîne une crise plus ou moins intense. H. Maldiney, dans plusieurs de ses ouvrages a abordé le phénomène de la crise. Ce qu’il a dit interroge sur la teneur de ce que nous appelions « crise » en psychiatrie à l’époque où j’étais dans ce milieu. Il a montré mieux que personne, nous semble-t-il, sa dynamique, son côté positif, alors qu’on la considère souvent comme quelque chose de négatif.
Je vais essayer de résumer brièvement et de façon schématique ce que j’en ai compris. L’existence de chacun est parcourue d’événements plus ou moins importants qui interrompent son cours. C’est quand survient une telle rupture qu’il y a crise. Pour être résolue, celle-ci nécessite le passage d’un état à un autre. H. Maldiney compare cette résolution à un saut. Lors d’une marche, je me retrouve soudain devant une faille, si je veux continuer, je n’ai pas d’autre solution que de la franchir, en sautant par exemple. Pour ce faire, j’étudie le terrain où je suis pour prendre mon appel. Je mobilise tout mon corps pour effectuer le saut, en étant conscient que je ne peux rien connaître de la teneur du sol sur lequel je vais retomber. J’abandonne un endroit stable, par une modification et une modification de tout mon corps pour un lieu, un espace qui m’est inconnu.
« Sortir » d’une crise n’est pas chose simple. Il faut pour cela affronter l’inconnu, l’imprévisible. Souvenons-nous de l’adage : « on sait ce qu’on perd, mais on ne sait pas ce que l’on gagne » qui résume de manière tout à fait précise la difficulté dont on parle.
Une période de l’existence humaine, l’adolescence, est un exemple presque parfait de la crise. Ce temps est nécessaire à tout personne pour passer de l’état d’enfance, état relativement stable et en tout cas connu de l’enfant, à l’état adulte qui est complètement inconnu. C’est souvent un passage relativement difficile pour ceux qui l’effectuent ainsi que leur entourage. Toutefois, certains le vivent de façon relativement sereine, d’autres ont plus de difficultés et une minorité n’arrive pas à le franchir.
Il y a quelques décennies en psychiatrie on parlait de « crise d’angoisse », maintenant on parle de « crise panique » ou « d’attaque de panique ». Ces termes recouvrent les mêmes symptômes, mais ce changement de termes n’est pas sans signification. L’angoisse est un sentiment, une émotion, un ressenti qui renvoie à quelqu’un qui ressent, autrement dit à un sujet, alors que le terme d’attaque de panique concerne évidemment quelqu’un qui ressent, mais aussi et peut-être surtout quelqu’un qui subit. Une attaque s’abat sur une personne ou une chose, une panique est provoquée par un événement extérieur ou considéré comme tel, l’angoisse ne concerne que le sujet puisque la cause de l’angoisse (s’il y en a une) est interne. La crise d’angoisse, dans une certaine mesure, conforte la subjectivité de la personne, l’attaque de panique au contraire fait l’objet de quelque chose. Dans l’état critique, cette distinction sujet-objet est particulièrement nette.
Prenons pour exemple la crise de colère que presque tout le monde a pu expérimenter. Elle survient quand je m’identifie au discours, à l’acte d’un autre ou à une situation qui crée une rupture dans ce que je vis dans l’immédiat. Je reçois le premier comme le second au premier degré. Sa parole ou son geste prend une telle importance que ce que je suis se résume à eux. Je ne suis plus rien d’autre que ce qu’il a dit ou fait. Je deviens un véritable objet. La conséquence de mon objectivation a pour effet immédiat celle de l’autre. Ce dernier devenant objet, je peux tout me permettre à mon égard, en parole et en acte. Si ce qu’il a dit ou fait m’a autant touché, c’est parce que cela va à l’encontre de ce que je pense être ou au contraire renforce ce que je crains d’être et m’ouvre à d’autres possibilités que je ne peux ou ne veux envisager. En réalité, la crainte d’être autrement me fait oublier ce que je crois être, pour me fondre totalement dans cet être autrement… Tant que je m’objective, je ne peux considérer d’autre que comme objet, à moins qu’il réussisse à ne pas se laisser objectiver et qu’il s’engage par sa subjectivité à redevenir sujet. Tant que je me considère comme objet ou plus exactement tant que je me mets en situation d’objet, il me sera impossible de sortir de cette colère. Certes, elle peut s’atténuer, mais elle sera toujours prête à revenir.
La résolution d’une crise implique, on l’a dit précédemment, un saut dans l’inconnu qui permet d’établir un nouvel équilibre, une prise de risque. Dans cette dernière, on tente de rétablir la situation antérieure à la rupture, sans se rendre compte que c’est impossible. En effet, ce retour en arrière est teinté des différents possibles entrevus lors de l’entrée dans la crise. C’est une situation instable parce que modifiée par la présence de ces possibles qui, bien que rejetés, restent présents et demeurent des menaces pour l’équilibre actuel. Lors d’une nouvelle rupture du continuum existentiel, il y a de fortes chances que l’on reproduise ce qu’on a fait lors de l’épisode critique précédent. Aussi voit-on se répéter les mêmes comportements tout au long d’une existence faute d’avoir pu ou voulu affronter l’inconnu. Ce qui était un moment passager devient un mode existentiel.
S’il y a un terme qui depuis quelques décennies revient régulièrement dans les médias, c’est bien celui de crise notamment en économie ou on passe d’une crise à l’autre presque sans transition, si bien qu’on en droit de se demander s’il ne faudrait pas le remplacer par celui d’état ! Le rôle de la psychiatrie consiste en partie à résoudre des crises d’origines différentes.
Contrairement à ce qui se passe dans le langage courant, en psychiatrie le terme de crise est moins utilisé qu’auparavant, comme on parle de moins en moins de maladie, mais de plus en plus de handicap ou de santé mentale.
La psychiatrie est toujours très critiquée, mais cela n’empêche pas les autorités de lui donner des missions de plus en plus nombreuses auprès de la population, notamment quand celle-ci est confrontée aux difficultés inhérentes à la vie (deuils, catastrophes naturelles, accidents, etc.).
Il est vrai que toute personne confrontée à ces dernières peut traverser une période difficile. En faisant appel à la psychiatrie, cela sous-entend, dans un certain sens, que ces personnes sont incapables de faire face à « ces crises » qui ponctuent la vie de chacun et qui contribuent à en faire une histoire particulière.
Il est louable d’aider l’autre, mais en intervenant presque systématiquement auprès de lui selon certains protocoles, ne risque-t-on pas de l’orienter vers une tentative de résolution de ces situations critiques selon les critères des savoirs psychologiques ou psychiatriques actuels, au détriment d’une recherche peut-être plus longue, plus difficile mais personnelle et probablement plus efficace ? On veut éviter sa souffrance, mais on oublie peut-être trop vite que celle-ci fait partie intégrante de la vie. Contrairement à la douleur, qui l’inhibe, la souffrance peut être une sorte de starter pour l’humain et lui permettre de franchir un certain nombre de difficultés rencontrées au cours de l’existence.
Les sociétés et les états dans leur grande majorité ont toujours été plus prompts à accorder le « bien spirituel » à leurs sujets, par l’intermédiaire d’une religion ou d’une idéologie, que de procurer le bien matériel nécessaire à ceux qui en ont besoin. Il y a une vingtaine d’années, les religions et les idéologies n’avaient pas l’influence qu’elles ont aujourd’hui, et c’est peut-être en partie en raison de ce manque que les cellules de crises, par exemple, ont été créées. En attribuant à la psychiatrie ces nouvelles missions sans en supprimer et sans lui attribuer de moyens supplémentaires pour les assurer correctement, cela ne peut faire autrement que d’entraîner un certain malaise.
Ce n’est pas la première fois que la psychiatrie traverse une telle période, une telle « crise ». En réalité depuis sa création, elle traverse des crises. Outre celles qui viennent de l’extérieur provoquées par de multiples critiques, il y a celles qui viennent d’elle-même.
Comme toute institution, elle a été et reste parcourue de diverses idéologies, diverses théories qui se sont dressées et se dressent encore les unes contre les autres. Forte de l’expérience qu’elle a des crises, on pourrait penser qu’elle arrive mieux que d’autres institutions à résoudre les siennes, mais cela est loin d’être évident. Elle a beaucoup débattu, s’englue assez souvent dans de vaines discussions idéologiques. Elle a parfois infléchi les politiques de santé en proposant certaines réformes, etc. Même si on pense qu’elle a mis beaucoup de temps à le faire, elle a pris en compte un certain nombre d’évolutions de pensées, de découvertes scientifiques pour modifier ses pratiques qui ont été parfois freinées par les directives ministérielles.
Mais ce ne sont pas les sources les plus importantes de ses crises. Ces sources résident dans les déceptions successives auxquelles la psychiatrie a été confrontée depuis ses origines. Pinel et Esquirol avaient mis beaucoup d’espoirs dans leur organisation du traitement des « aliénés ». Au fil du temps, on s’est aperçu que tout n’était pas parfait dans cette organisation et qu’elle avait ses limites. On a inventé des traitement parfois proches de l’inhumanité, qui se sont avérés inefficaces et même dangereux. Vint ensuite la découverte des électrochocs et, au début des années 1950, des traitements chimiques firent leur apparition. A chaque fois ces découvertes ont fait naître de grands espoirs. On a crû, grâce à elles, pouvoir éradiquer ces maladies et même si les résultats furent parfois spectaculaires, ils ne furent jamais à la hauteur des espoirs qu’on avait mis en eux. A chaque fois, il fallait se rendre à l’évidence : certains états leur restaient réfractaires. Les psychothérapies à la suite de Freud, comme les traitements chimiques, ont apporté des résultats mais aucune n’a été tranchante. D’autres moyens de lutte ont été tentés comme la prévention. On s’est trouvé aussi devant une impasse soit par manque de connaissances soit parce que la prévention est difficile voire impossible à réaliser Toutefois même s’il y a beaucoup à faire, on ne peut passer sous silence la réussite dans la diminution de certaines manifestations de douleurs terribles.
Après L. Binswanger, R. Kuhn et quelques autres, H. Maldiney est certainement un des auteurs qui a le plus exploré les « maladies mentales » comme modes d’existence possibles de l’humain. Si Freud avait montré avant eux que les mécanismes de phénomènes pathologiques comme les névroses, les psychoses ou autres troubles, pouvaient permettre de mieux comprendre les mécanismes de fonctionnement humain, ces auteurs, plutôt que de rechercher une cause de ces troubles, ont essayé de pénétrer le sens, la direction de l’existence des personnes qui en étaient atteintes et de montrer ce qu’elles avaient de commun avec les existences dites normales. Ces phénomènes ne laissent personne indifférent et provoquent aussi bien rejet qu’empathie de la part des autres. Les « différences » qu’entraînent ces troubles établissent souvent une frontière difficilement franchissable, mais qui fascine, entre les « malades » et les autres. On peut rapprocher cette fascination de celle que peut provoquer une œuvre d’art. Certaines œuvres éveillent, chez ceux qui sont en leur présence, un monde jusque-là inconnu. Elles les ouvrent aussi à eux-mêmes et leur dévoilent une série de possibles ou d’impossibles. La présence des des personnes atteintes de ces troubles provoque le même bouleversement et entraîne les mêmes réactions que ces œuvres, parce qu’elle amène à des modes d’existence qui soudain nous apparaissent possibles et remettent en question un certain nombre de nos certitudes.
On se retrouve toujours face à un phénomène quelque peu mystérieux qui continue de poser à l’unanimité des questions qu’il a toujours posées et qu’il faut peut-être qu’il continue à lui poser pour qu’elle reste humaine.
Michel Couade, psychiatre
Avril 2017