Ma grand-mère disait qu’il fallait le temps que le pied se fasse à la chaussure. Elle-même souffrait de cors aux orteils. C’était la raison pour laquelle la plupart de son temps, elle enfilait des charentaises.
Ces chaussons de feutre au décor écossais assuraient à ses pieds confort, chaleur, semelles fourrées et silencieuses.
D’autant que le deuxième orteil de l’un de ses pieds chevauchait le gros ; on appelle cette déformation hallux valgus. Elle a même parfois dû découper un petit rond dans le dessus de sa chaussure pour que celui-ci ne la blessât plus et puisse disposer d’assez d’aisance et ne plus se trouver comprimé. C’était à ce prix qu’elle n’avait plus mal.
Car son durillon que blessait la chaussure ne se faisait pas à tous les souliers, charentaises exceptées.
J’ai découvert bien plus tard, vraiment plus tard, que la bonne chaussure, on y entre comme dans une pantoufle et c’est elle qui doit se faire au pied.
Le choix des chaussures a longtemps été une grande affaire pour ma grand-mère. D’abord, parce que cet achat coûtait cher et qu’il n’était pas ordinaire. Pour la gosse que j’étais, c’était d’autant plus cher que j’avais tendance à grandir par poussées.
Alors ma grand-mère achetait souvent des chaussures un peu trop grandes pour moi. Je me rappelle des mocassins couleur crème acquis au cours d’un voyage à Figueras. Les chaussures étaient moins onéreuses en Espagne.
Pour les essayer, je devais me tenir debout, le pied bien à plat dans sa prison de cuir et il fallait qu’elle puisse écraser la pointe de la chaussure avec son pouce sans toucher mon gros orteil. Du coup, j’avais le pied qui dansait dans la godasse et ma grand-mère y ajoutait une semelle et bourrait le bout de mon soulier avec du papier pour me caler les doigts de pied.
Elle achetait le cirage qui allait avec car il fallait que ça brille.
Ce n’était pas pour rien que ma grand-mère préférait les chaussures vernies.
Celles noires et brillantes comme un miroir avec les brides qui tranchaient sur les petites socquettes blanches en fil d’Écosse qui allaient tellement bien avec lui plaisaient beaucoup.
Elles ressemblaient aux chaussures de poupées, exposées debout et bien sages dans leur vitrine.
Ma mère aussi aimait ces choix qui s’assortissaient parfaitement à mes robes chasuble et jupes écossaises ou en tergal uni qu’elle confectionnait.
Ces chaussures supportaient très mal mes escapades à vélo, mes marches sur les chemins caillouteux et dans les prés humides, mes jeux dans la cour de récréation, mes reptations sur le sol pour attraper de jolis galets et faire et ricochets. J’aurais dû m’adonner à des jeux de fillette sage et modèle.
Mais, comme mes jolis mocassins neufs, cirés et brillants s’ornaient piteusement de balafres, d’éraflures plus ou moins accentuées des traces de mon irrévérence, on avait fini par me chausser de pataugas, marque de chaussure de marche toilée à semelle épaisse et crantée en pâte de caoutchouc. Ces pataugas de toile étaient inusables mais prenaient l’eau. Dès qu’il pleuvait, j’avais froid aux pieds. Je ne devais donc les utiliser que lorsqu’il ne pleuvait ni ne neigeait pas, que le sol n’était pas boueux ou gorgé d’eau, ce qui limitait leur usage.
De plus, ma mère trouvait que sa fille détonait avec les canons de l’élégance que requérait le port de la robe ou de la jupe et décida que je ne devais les porter qu’avec un pantalon.
Mon oncle m’offrit donc des bottines blanches tout à fait à mon goût qui s’ornaient à la cheville d’un revers de fourrure elle aussi immaculée.
Et comme j’appréciais particulièrement ces chaussures que j’avais moi-même choisies, j’en ai ensuite pris un extrême soin, les bichonnant, les entretenant quotidiennement, les ménageant, les épargnant pour qu’elles restent belles et confortables.
Mes pieds ont pratiquement cessé de grandir peu après mon entrée en sixième.
Au lycée où j’étais pensionnaire, je me souviens de ma communion dite solennelle et de ma honte qui s’y rattache.
Je portais à ce moment-là des mocassins de cuir marron, avachis par l’usage, trop grands pour ma pointure et que je perdais en marchant. A chacun de mes pas, le talon se détachait des semelles de mes godillots que je traînais de mes orteils. J’en éprouvai une grande humiliation.
Comble de l’ironie, mon ignominie allait décupler avec cette funeste cérémonie de malheur.
L’administration du lycée ayant décrété obligatoire ma présence et sans l’accord de ma famille, une dame désignée par les instances supérieures vint me chercher dans ma pension, me conduisit dans une sorte de petite usine, me munit d’une aube blanche, de son voile et d’une croix de bois suspendue à un cordon puis m’y ramena avec ce viatique.
Mais, le jour fatidique, ce vêtement immaculé contrastait avec les godasses éculées et très mal ajustées qui me faisaient une démarche de canard boiteux et piteux.
Mais il fallait obéir même si l’ordre était imbécile, dans la patience, l’inconfort et l’abnégation.
Aujourd’hui, je sais qu’une bonne chaussure ne se fait pas au pied : elle s’enfile comme la bonne vieille charentaise de ma grand-mère et son plus grand talent est de se faire oublier.
Je sais en outre qu’il est préférable d’investir dans une très bonne godasse certes coûteuse plutôt que dans une pompe funèbre à bas prix qui blesse, abîme et dont les matériaux étouffent le pied avant de lâcher, le plus souvent au cours d’un moment important.
Une bonne chaussure bien entretenue procure des années de bipédie sereine et confortable. Au bout du compte, elle revient moins chère que d’en changer tous les trois mois et de supporter leur inconfort.
Ma grand-mère a souvent boitillé dans des chaussures qui auraient nécessité d’être orthopédiques. Petite, elle avait commencé avec des sabots en bois. L’hiver, son père les bourrait de paille pour qu’elle ait moins froid aux pieds.
Elle clopinait souvent mais elle a marché toute sa vie. La veille de sa mort, elle marchait encore.
Mars 2019