Il est des mots qui assassinent. Les « sans-dents » en sont un exemple. D’après le livre de l’ex-compagne de François Hollande, l’expression qu’elle lui attribue désigne les pauvres ainsi qualifiés par l’ancien président de la république. Peut-être, blessée, voulait-elle se venger qu’il l’ait mise au placard pour une autre célèbre et plus jeune. L’accusé a démenti. Pourtant, il doit bien y avoir un menteur entre les deux, nous ne le saurons jamais. Mais, n’était-il pas -il pas lui-même condescendant envers les personnes économiquement modestes en s’exprimant ainsi ? Pourtant, il est devenu le con des sans-dents sur lesquels il ironisait. Les sans-dents ? La formule claque comme un coup de fouet. Quand j’étais petite, on disait « il ou elle est bréchu » lorsque manquaient des dents.
Je me souviens des dents de ma mémé qui trempaient dans un verre d’eau sur le rebord de l’évier. Le dentiste lui avait tout arraché. Elle me l’avait raconté. Pour opérer ces extractions dentaires, elle prenait le Cévenol pour Langogne où sévissait cet arracheur de dents des habitants désargentés de la campagne. Il ne leur proposait rien d’autre, aucune solution alternative. Et encore, bien content quand on pouvait se payer un dentier ! ça coûte infiniment moins cher que les implants actuels faits pour les riches. Pour ma grand-mère, l’achat de son dentier avait dû lui coûter un bras.
Je ne l’ai jamais entendue se plaindre de sa prothèse. Pourtant, elle devait avoir connu des problèmes d’ajustement, il avait dû branler dans sa mâchoire, claquer dans le vide, se faire la malle à un moment inattendu. Ce dentier était le prix pour pouvoir mâcher et recommencer à sourire. Ma grand-mère habitait avec mon grand oncle qui n’avait plus qu’une ou deux dents dans la bouche. Je l’ai toujours connu édenté ; il évitait de sourire et d’ouvrir la bouche. Pour manger, il utilisait un masticateur métallique inoxydable à main qui réduisait les morceaux de viande en une bouillie avalable. On ne leur avait vraisemblablement pas appris que les dents sont des organes vivants qui s’entretiennent. Avaient-ils seulement eu la possibilité de détenir une brosse à dents et du dentifrice ? J’en doute. Moi, j’ai su toute petite que ce dentier de mon aïeule et cette absence de dents de mon tonton André étaient un témoignage de leurs vies — et surtout de leurs jeunesses — marquées par les privations, les carences, la pauvreté et l’absence de soins dentaires. Ma mère a eu un dentier vers la quarantaine ; elle aussi allait à Langogne. Mais son cas était différent : le dentiste voulait lui soigner les dents cariées et c’est elle qui a insisté pour qu’il lui enlève tout. Elle s’est gâché une part de sa fonction masticatoire avec cette décision. Par la suite, elle supporta très mal son dentier et le retirait souvent ; elle le posait sur la table de la cuisine, au regard de tous. La vue de ce râtelier me soulevait le cœur. Quand elle est tombée malade, elle le posait n’importe où, je ne le retrouvais pas. Le jour où elle est entrée à l’EHPAD, il était introuvable et sa recherche m’a causé bien du souci. Par chance, je l’ai découvert sous le traversin de son lit. L’établissement hospitalier plus draconien que moi a fait en sorte que celle-ci n’égare jamais ni ses dents ni ses lunettes et ne les pose pas n’importe où. Un gros soulagement pour sa famille et ses proches avec cette dignité recouvrée. Quand elle s’est retrouvée en soins palliatifs, perfusée de morphine et d’hypnovel, elle ne portait plus de dentier. Il avait été posé dans la salle de bain. L’absence de dentition change le visage : le sien était devenu émacié, les joues étaient creusées, la face avait vraiment vieilli, elle était cachectique. Elle est morte en quelques jours. Le plus étonnant dans la matinée de son décès, c’est que je l’ai revue peu après l’avoir quittée, habillée élégamment et munie de son râtelier. L’aide soignante m’a précisé qu’elle avait pu le replacer dans la bouche de ma mère immédiatement après son décès. Je la remercie de cette attention qui a grandement contribué à ce que son visage reste sensiblement tel que je l’avais connu, hormis qu’il avait considérablement jauni.
Moi, j’ai eu plus de chance, mon père m’avait enseigné qu’il fallait prendre soin de ses dents pour les conserver, utiliser la brosse à dents, aller chez le dentiste. Et puis, j’ai davantage d’argent pour payer soins, couronnes, bridges, dents sur pivot. En un mot, remplacer mes dents abîmées ou absentes. Je pense aux dents que ma grand-mère et mon grand-oncle auraient eues avec une meilleure vie. Des dents pour bouffer la vie et lui sourire.
Juillet 2019