La vieillesse

Texte de Philippe Noiret
Il me semble qu’ils fabriquent des escaliers plus durs qu’autrefois. Les marches sont
plus hautes, il y en a davantage. En tout cas, il est plus difficile de monter deux
marches à la fois. Aujourd’hui, je ne peux en prendre qu’une seule.
A noter aussi les petits caractères d’imprimerie qu’ils utilisent maintenant. Les
journaux s’éloignent de plus en plus de moi quand je les lis : je dois loucher pour y
parvenir. L’autre jour, il m’a presque fallu sortir de la cabine téléphonique pour lire les
chiffres inscrits sur les fentes à sous.
Il est ridicule de suggérer qu’une personne de mon âge ait besoin de lunettes, mais
la seule autre façon pour moi de savoir les nouvelles est de me les faire lire à haute
voix, ce qui ne me satisfait guère, car de nos jours les gens parlent si bas que je ne
les entends pas très bien.
Tout est plus éloigné. La distance de ma maison à la gare a doublé, et ils ont ajouté
une colline que je n’avais jamais remarquée avant.
En outre, les trains partent plus tôt. J’ai perdu l’habitude de courir pour les attraper,
étant donné qu’ils démarrent un peu plus tôt quand j’arrive.
Ils ne prennent pas non plus la même étoffe pour les costumes. Tous mes costumes
ont tendance à rétrécir, surtout à la taille.
Leurs lacets de chaussures aussi sont plus difficiles à atteindre.
Le temps même change. Il fait froid l’hiver, les étés sont plus chauds. Je voyagerais,
si cela n’était pas aussi loin. La neige est plus lourde quand j’essaie de la déblayer.
Les courants d’air sont plus forts. Cela doit venir de la façon dont ils fabriquent les
fenêtres aujourd’hui.
Les gens sont plus jeunes qu’ils n’étaient quand j’avais leur âge. Je suis allé
récemment à une réunion d’anciens de mon université, et j’ai été choqué de voir
quels bébés ils admettent comme étudiants. Il faut reconnaître qu’ils ont l’air plus poli
que nous ne l’étions ; plusieurs d’entre eux m’ont appelé « monsieur » ; il y en a un
qui s’est offert à m’aider pour traverser la rue.
Phénomène parallèle : les gens de mon âge sont plus vieux que moi. Je me rends
bien compte que ma génération approche de ce que l’on est convenu d’appeler un
certain âge, mais est-ce une raison pour que mes camarades de classe avancent en
trébuchant dans un état de sénilité avancée ? Au bar de l’université, ce soir-là, j’ai
rencontré un camarade. Il avait tellement changé qu’il ne m’a pas reconnu.
Février 2018

 

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