Page polynésienne

Un de mes grands plaisirs au cours de mes années sur l’île de Raiarea1 furent mes échappées belles sur le lagon2.
Il y avait en ce temps-là deux sortes d’escapades : celles que je faisais en compagnie de Marie et celles que je faisais en famille et à Tahaa3.
Comme j’habitais au bord du lagon, Marie, qui logeait côté montagne  dans un faré local  on ne peut plus rudimentaire fait de bois et de tôles, venait me rejoindre et nous prenions ensemble le chemin vers le Pacifique…
Elle marchait lentement avec un léger dandinement au rythme de ses pas pesants chaussés de savates sur lesquelles elle chaloupait. Ces savates ainsi nommées par les insulaires n’étaient autres que des tongs de plastique que vendait le Chinois du coin.
Vêtue d’un tee-shirt large et clair sous lequel se devinaient ses très lourds seins, et la taille ceinte d’un paréo coloré, Marie était une tahitienne aux cheveux  bruns très, très longs qu’elle nouait en chignon.
Comme beaucoup de femmes des îles, elle était jolie et fort obèse. Elle promenait ses cent cinquante kilos en se balançant légèrement sur ses tongs locales. Quand je lui avais demandé comment elle connaissait son poids, elle m’avait répondu que l’aiguille du pèse-personne sur lequel elle était montée affichait le maximum de sa possibilité. Peut-être Marie pesait-elle davantage…
Elle avait pris soin avant de me rejoindre de placer dans son chignon deux citrons verts cueillis en chemin.
Et puis, elle traversait la route côtière et pénétrait chez moi. Je l’attendais.
Elle passait la plupart de son temps à sourire et à profiter des plaisirs que la vie  sur l’île lui offrait gratuitement.
De toute façon, elle n’avait ni emploi ni qualification professionnelle et dépensait donc très peu d’argent.  Son apparente insouciance –du moins était-ce ainsi que je l’appréhendais- allait de pair avec sa nonchalance bien affichée. Je lui offrais un café puis nous prenions un masque et un tuba chacune, un long tournevis que l’eau de mer et la rouille avaient  altéré, un sac de toile, parfois une canne à pêche en bambou et le matériel de pêche adéquat. Marie qui était manuelle avait bricolé de fort adroite facture une sorte de panier local à claire-voie, fait de lamelles de troncs de bambou réunies entre elles par du fil de fer et fixées sur une armature de bois ; ce panier, sorte de nasse, s’ouvrait grâce  une petite porte qu’on pouvait ouvrir et refermer comme on voulait. A l’intérieur, on y rangeait fil, hameçon, bouchon, plomb… On le faisait suivre en le laissant flotter sur notre sillage.
Très vite, nous étions au bord de l’eau. Quelques pas sur le platier4 et nous arrivions un peu plus loin au tombant5, là où le fond s’enfonce dans la profondeur marine.
Marie était si grosse qu’elle flottait sans effort. Comme je nageais moins aisément et bien moins vite qu’elle, il lui arrivait de me tirer. Car elle flottait littéralement. Et puis, elle était née sur l’île et nageait mieux qu’elle ne marchait. Marie, c’était un poisson dans l’eau qui jouissait de toutes ses heures passées dans le lagon.
Moi, je portais un maillot de bain une pièce, elle ne se baignait qu’en paréo. Ce tissu flottait au hasard de ses gestes, épousant ses mouvements natatoires et les remous de l’eau. De temps en temps, ce paréo remontait à la surface de l’eau, dévoilant son intimité. Je lui en avais fait la remarque, répondant à une réflexion anachronique qu’elle m’avait plusieurs fois formulée. « Avec ton maillot de bain, on voit tes jambes et tes cuisses, ce n’est pas bien décent ».
Pourtant, elle dévoilait alors bien plus que la bienséance n’autorisait. Mais cela, elle n’était pas prête à l’admettre, forte de contester ma remarque puisque, disait-elle, c’était la coutume des polynésiennes. Je n’avais qu’à constater et me taire.
Juste derrière notre faré, à cent mètres, s’étendait ce platier, vaste surface plane essentiellement sableuse légèrement inclinée vers la mer, paradis des holothuries et cachette des redoutables poisons-pierre. Çà et là, quelques blocs coralliens morts et grisâtres dits patates par les insulaires parsemaient la plate-forme sableuse. Les coraux vivants et colorés, eux, se méritaient ; ils apparaissaient dès que nous atteignions le tombant après avoir marché sur une centaine de mètres parmi les holothuries et les éventuels poissons-pierre.
C’était là que la mer s’enfonçait dans les profondeurs du lagon. C’était précisément là aussi que nous en prenions plein la vue : la falaise marine plongeait vers les fonds mystérieux et allait s’obscurcissant au fil de sa descente. Mais dans les premiers mètres sous l’eau, c’était un véritable éblouissement.
La faune aquatique virevoltait autour de nous : poissons-coffre noirs piqués de points blancs, poissons papillons très colorés de jaune vif et de noir, poissons clowns aux bandes couleur orange et noir, poissons chirurgiens portant deux épines tranchantes au niveau de la caudale, mérous bleus, poissons-globes hérissés qui se gonflaient d’eau s’ils se sentaient menacés, poissons rougets, gros poissons Napoléon arborant leur bosse sur le front, murènes aux dents acérées, corps de serpent et grosse gueule, poissons zèbres affublés de rayures horizontales blanches et bleu acier et qui lui valent aussi parfois le surnom de poisson pyjama, poissons dragons échevelés, bref une kyrielle de poissons plus beaux les uns que les autres qui évoluaient sous nos yeux fascinés par ce bal aquatique coloré.
Au bout de cette féérie enchanteresse, nous prenions le large et rejoignions un coin que nous savions peuplé de coquillages : gros burgos à l’opercule massif, cônes ressemblant à des chapeaux chinois, mitres en forme de fuseaux, porcelaines aux dessins et couleurs chatoyantes avec un brillant sans pareil,  lambis dits sept doigts, trocas de nacre striée d’orange, conques utilisés comme instruments de musique,  térèbres ou fuseaux en forme de carottes, tritons en forme de cônes… Nous nous contentions de regarder cette fantasmagorie et de nous enivrer de sensations magnifiques.
Notre jubilation visuelle assouvie, nous nagions jusqu’au  récif. Cette barrière est une chaîne de rochers à fleur d’eau qui cerne le lagon ; il est constitué d’un amoncellement d’organismes marins tropicaux et mesure deux à trois mètres de largeur. Nous débarquions sur cette couronne : d’un côté s’étendait l’océan pacifique qui frappait ce ses vagues cette construction et de l’autre le lagon paisible miroitait de son camaïeu de bleus.
Sur le récif abondaient des oursins de deux variétés : d’une part les oursins crayon couleur brun rouge à coquille ovale portant de très gros piquants en forme de crayons et d’autres secondaires très courts en forme de clous ou de spatules. Les tahitiens les utilisent en artisanat et en font des colliers.
En revanche, nous étions vigilantes de ne pas blesser nos pieds en marchant sur les oursins noirs hérissés de piquants longs. Nous évitions ces sombres hérissons de mer.
Marie, son frère Hiro et moi partions parfois non loin près du motu6 de Diana Ross. Autour de cet îlot parsemé de cocotiers, les petits requins étaient légion. Il y avait de nombreux blocs de coraux sur lesquels étaient incrustés des bénitiers. Ces très gigantesques bivalves ouvraient leurs lèvres ourlées d’un large liseré  bleu et ondulé pour filtrer l’eau marine et se nourrir. Avec le tige du tournevis, Marie en  détachait de petits leurs rochers de corail et les enfournait dans son sac. La récolte finie, elle quittait cette zone. Pendant ce temps, Hiro armé d’un harpon chassait un ou peux petits requins pour les rapporter à sa grand-mère qui les cuisinerait.
Tous trois terminions notre escapade près d’un îlot ; nous y mangions nos bénitiers crus arrosés du jus des citrons.
En famille, nous allions quelquefois à Tahaa avec notre bateau à moteur ou avec une pirogue motorisée. Un jour, mon mari Serge avait plongé et était sorti la tête couverte de sang Celle-ci avait tapé sur un rocher de corail.  Quelle peur avais-je eue ! C’était sur la plage nommée Joe Dassin, je ne suis pas prête de l’oublier !
A Tahaa, j’ai découvert un endroit incroyable. Partant à la nage de la passe, nous descendions en nous laissant porter par le courant vers la plage. Durant cet assez long trajet, nous nous délections d’observer les fonds marins à travers notre masque… Quelle beauté, quelle perfection. Je me souviens qu’une touriste avait dit : « Avec tant de merveilles, on ne pourra pas me dire que Dieu n’existe pas. »
Ces évasions sur le lagon restent parmi mes beaux souvenirs qui rendent extraordinaire notre monde.

1 Raiatea : une des îles sous le vent de la Polynésie française.
2
Lagon : étendue d’eau marine séparée du large par un récif corallien. (Le lagon peut être de forme soit circulaire [au centre d'un atoll], soit circulaire ou linéaire [entre la côte et un récif-barrière].)
3
Tahaa : île qui partage le même lagon que celle de Raiatea.
4
Platier : plate-forme littorale ou plate-forme d’abrasion, plus ou moins légèrement inclinée vers la mer.
5
Tombant : partie du récif qui s’enfonce dans le lagon ou le récif
6 Motu : îlot de sable corallien.

Novembre 2019

 

 

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