Gilbert B. : L’Angelise

C’était le prénom de notre voisine qui avait très bien connu mon père et qui me le racontait dans sa jeunesse. Elle était âgée et aimait bien qu’on lui  rende visite car elle ne pouvait pas marcher beaucoup. Elle vivait seule dans son humble maison. Je me souviens qu(‘elle était un peu sourde et qu’il fallait parler très fort pour qu’elle nous entende.
Nous écrivions sur une vieille ardoise en bois,  cassée et sans bords, pour qu’elle nous comprenne mieux. Je dessinais de piètres paysages pour lui dire ce que j’aimais, ce que je voulais, mes fautes aussi. Elle traçait son écriture sans erreur sur cette surface lisse et dure comme une pierre avec la tendresse de la craie et de son cœur.
Dans sa cuisine trônait le beau fourneau noir entouré d’une barre de laiton et de ses pommeaux en cônes de sapin du plus bel effet qui brillaient de tous leurs feux.  Ce précieux fourneau toujours astiqué représentait son art et son savoir-faire.
Son goût pour la cuisine s’ajoutait au décor grâce à l’appétissante odeur de plat savamment mijoté qui flottait. C’était la pièce où elle se trouvait le plus souvent. Elle savait préparer de savants pots au feu au bouillon de bœuf inimitables qui embaumaient jusqu’à l’orée du bois quand le vent emportait leurs effluves. Rien que du bonheur dans les papilles des villageois, et toujours un mot gentil et accueillant.
Le matin, je la voyais grattant une allumette pour faire renaître son feu et aussitôt, la chaleur se dégageait et se diffusait dans la pièce, calme, douce et apaisante senteur de garne* mélangée au hêtre, nous envahissait l’odorat.
Angelise était très catholique et nous parlait toujours de son curé d’Ars; elle nous montrait des images pieuses de ce saint homme. Cet abbé qui avait fait tant de miracles la transportait dans sa religion. Elle possédait même un petit missel le concernant avec des rubans pour marquer les pages. Sa petite voix nous énumérait les bienfaits de certains chapitres. Une passion vocale pour ce saint animait ses phrases; en plus, une grande photo ovale au milieu d’un cadre bleuté bien accroché attirait le regard des visiteurs. Son curé d’Ars, elle le priait à genoux plusieurs fois par jour, devant son image.
Lorsque je rentrais chez elle et que j’arrivais à ces moments-là, j’étais obligé de faire le signe de la croix et de la suivre dans sa liturgie. Elle était très croyante comme la plupart des gens en ce temps-là. Un petit bénitier à droite de l’entrée nous attendait pour nous bénir. J’aimais beaucoup cette vieille dame qui me disait en langue d’oc, « mon petit, mon petit ». Elle parlait un peu français. Dans son buffet, il y avait des bonbons très colorés pour les visites enfantines et des biscottes croustillantes de marque Clochette et Langevine dont nous collectionnions les images avec mon camarade. C’était aussi une mamie confiture dont nous savourions celles à la mûre, aux groseilles et surtout à la rhubarbe qu’elle était la seule à bien réussir. Sa gelée de coing parfumait toute sa rue. Nous étalions cette délicieuse et onctueuse pâte fruitée sur nos biscottes blondes et craquantes. C’était un régal.
Angelise avait souvent l’haleine forte car elle croquait des gousses d’ail pour sa santé. Elle allait se reposer sur son petit banc de pierre en face de chez elle contre le four banal. Il a été enlevé de ces abords.
Je la rencontrais parfois aux alentours du village car elle ne s’en éloignait pas loin, juste pour cueillir les fruits destinés à ses confitures ainsi que quelques bouquets de fleurs.
Avec elle, je recueillais ses souvenirs et ses comptines et le temps s’écoulait au pied de la grande horloge. De son petit jardin entouré de murs s’épanouissait son art horticole, se dispersaient paix et bonheur. Une treille grimpait sur les deux piliers soutenant son balcon jusqu’à la fenêtre de sa chambre, juste à côté es groseilliers aux ramures envahissantes et donnait un petit air provençal à la façade coquette de sa maison.
Nous nous mettions à l’ombre de cette entrée, abrités par ses pruniers et sa vigne, cachés sous les feuillages. Ces fruits, ces confitures, les tisanes sont restés là dans ses murs. Elle ne se soignait que par les plantes et principalement à l’arquebuse, l’arnica, la camomille et la menthe. Son arquebuse sacré trônait dans un angle de son jardinet, grimpant lui aussi à l’assaut de la grille.
Sa maison située en bordure de la rue du hameau domine en partie la vallée de l’Allier. Bien préservée et entretenue par ses nouveaux propriétaires, elle n’a gardé de jadis que la treille, les groseilliers et le volet bleu à persiennes en métal de sa cuisine. De la petite place où allait contempler le paysage de ses yeux bleu clair aux reflets émeraude, je revois parfois ce volet qui s’ouvre et sa présence. Je me souviens de sa piété, je savoure sa cuisine, déguste ses confitures, croque ses bonbons, j’écris sur l’ardoise et toujours avec des fautes,  j’entends le tic tac de son horloge.
L’Angelise se trouve sûrement avec son curé d’Ars et tous les saints qu’elle vénérait.

Couleur du temps comtois

Septembre 2015

* garne : Brindilles de pin

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