Suite 1 : Témoignages de femmes à la campagne au 19ème siècle

TEMOIGNAGES :

Jeannette Boniface de Saint-Bonnet-le-château :

Mes grands-parents naquirent dans la région de Saint-Bonnet-le-Château. Très jeunes, ils durent quitter la petite ferme de leurs parents, pour chercher à gagner leur vie dans de meilleures conditions. Le hasard les fit se rencontrer à Lyon où mon grand-père faisait son apprentissage de boulanger. Ma grand-mère était femme de chambre dans une maison bourgeoise.
Mariés, ils décidèrent de revenir au « Pays », et achetèrent une maison à Leignecq. Cette maison avait été incendiée, il ne restait que les quatre murs.
Très vite, mon grand-père dut renoncer à exercer son métier de boulanger, faute de clients : chaque famille fabriquait elle-même son pain. Il travailla comme ouvrier agricole itinérant lorsque l’urgence ou l’importance des travaux réclamait une main-d’œuvre supplémentaire. Ma grand-mère faisait de la dentelle au carreau.
Peu à peu, ils rebâtirent la maison, achetèrent quelques lopins de terre toutes les fois qu’une occasion se présentait et que les moyens financiers le permettaient.
Ils se constituèrent ainsi une petite ferme de trois vaches.
La construction de la ligne de chemin de fer de Bonson à Sembadel procura à mon grand- père un travail plus régulier, plus stable et sans doute mieux payé que celui d’ouvrier agricole.
Ils vivaient chichement, mangeaient la soupe trois fois par jour, complétée à midi par une poêlée de pommes de terre, cuites à l’huile de colza ou au saindoux.
Ma grand-mère se servait d’une poêle à long manche qu’elle posait sur les chenets de l’immense cheminée d’autrefois.
Ils ne mangeaient pas d’autre viande que celle du cochon qu’ils avaient élevé. Le dimanche, ils s’offraient du pain blanc, un peu de vin, une poule de temps en temps, c’était l’économie sur toute la ligne. Même la consommation des œufs était limitée. Il fallait les vendre pour acheter les vêtements, le savon et autres marchandises que l’on ne produisait pas.
Vers les années 1900, mes grands-parents louèrent à l’administration sous-préfectorale une aile de leur maison (celle qu’ils habitaient) pour qu’on y installe la première école primaire du lieu. Ils réduisirent la surface de l’écurie et de la grange et y aménagèrent pour eux deux petites pièces habitables. Ils vécurent là, une dizaine d’années, bénéficiant du revenu que leur procurait le loyer de l’école.
Ils élevèrent deux enfants qui s’expatrièrent très vite hors du foyer. Mon oncle créa une petite armurerie à Saint-Étienne et mon père entra comme cheminot au P.L.M.
Ma mère était la fille d’un maréchal-ferrant, profession qui donnait un certain rang social. Elle avait fait des études chez les religieuses de Saint-Jean-Soleymieux, jusqu’au niveau du brevet élémentaire mais n’avait trouvé d’autre emploi que celui de domestique non rétribuée chez sa sœur qui avait un commerce de primeurs en gros.
En raison de son niveau d’instruction, ma mère put aider mon père à enrichir ses connaissances utiles pour son avancement professionnel.
Après le départ de leurs enfants, mes grands-parents élevèrent des enfants de l’Assistance Publique. Il y en avait dans toutes les fermes, ils aidaient aux travaux et la pension que versait l’administration complétait les modestes revenus des petits paysans.
Ces enfants étaient parfois mal nourris et souffraient de sévices.
Mes grands-parents les considéraient comme leurs propres enfants ; pour preuve, cette anecdote : pour vendre son veau, mon grand-père le conduisait à pied à Saint-Bonnet-le-Château (distance : sept km). L’aide du petit de l’Assistance était indispensable pour faire marcher la bête récalcitrante qui perdait quelques kilos en cours de route. La bête vendue, c’est le jeune garçon qui en empochait le montant. Il en avait été chargé par la grand-mère, pour éviter que le grand-père n’en laisse une partie dans les cafés et les bars de Saint-Bonnet : quelle marque de confiance !
Après la mort de mon grand-père, mes parents recueillirent ma grand-mère et la gardèrent jusqu’à sa mort. Elle était très pieuse : c’est moi qui étais chargée de l’accompagner à la messe ou au couvent des religieuses de Sante-Claire où elle se rendait fréquemment.

Ghislaine Boutchakdjian du bas Nivernais au début du vingtième siècle.
Ces souvenirs datent du début du vingtième siècle mais, compte tenu du contexte, ils pourraient se situer au dix-neuvième, voire à la fin du dix-huitième !

Ma mère est née en 1913 dans un petit village de la Bourgogne qui  » tire » sur le Nivernais et qu’on appelle la basse Bourgogne. Elle en est partie définitivement en 1931.
En 1943 ou 44, pour des raisons familiales, elle y est retournée et je l’ai accompagnée (j’avais sept ou huit ans). Nous n’y sommes restées que quelques jours, heureusement ! Ce village d’environ 800 habitants était d’une saleté repoussante. Les rues, non goudronnées, étaient couvertes de bouses de vaches car dans chacune il y avait une ferme, quelquefois deux.
Les fermes : 3 ou 4 vaches, une basse-cour, un ou deux porcs, avec le fumier tout près de la rue et le purin qui coulait dans le caniveau !
Les commerces : trois ou quatre « Epicerie-bonneterie-tabac-café-quincaillerie », bref des bric-à-brac avec le papier tue-mouches gluant qui pend au plafond.
Le soir et même à midi pour certaines fermes, les vaches rentraient des champs, arrivant de partout, et se dirigeaient vers la mare dans le bas du village où une auge recueillait l’eau d’une source. Le trop-plein débordait, formait une mare dans laquelle les bêtes et les gamins pataugeaient à qui mieux mieux. C’était innommable !
J’étais née dans un village d’Ile-de-France tout propret, bien agencé, je ne m’imaginais pas pataugeant dans la mare aux vaches !
Nous étions « descendues » chez un vague grand-oncle de ma mère, celui-là même qui, au début du siècle, avait fait amener l’eau courante dans l’écurie de son cheval, mais pas dans la cuisine de la ferme.
Sa mère, sa femme et la domestique allaient encore, durant des années, chercher l’eau à la borne municipale.
Lors de mon séjour avec ma mère, l’eau était arrivée sur l’évier mais il n’y avait pas de tuyau pour l’écoulement. Il fallait mettre un seau. Quelquefois, ça débordait !
Bien entendu, je ne parle pas de ce qui servait de W.C. au fond du jardin, assez loin de la maison : c’était tellement rustique, ça semblait tellement branlant… !
Le matin, au petit déjeuner, il fallait boire le lait de ces vaches répugnantes et, aux repas, manger le fromage blanc, salé de surcroît. Comme boisson, l’horrible piquette de cette région qui n’a rien à voir avec la Bourgogne et ses fameux vins.
« Ce village n’a pas changé depuis ma naissance » m’a dit ma mère. « Tout est toujours pareil« , et elle m’a raconté quelques histoires de son enfance :
Peu avant son départ, en 1931, ma mère avait été à un mariage. Il s’agissait d’un parent du fameux grand-oncle. Celui-ci, invité au mariage évidemment, n’entra pas à l’église. Dans cette contrée, alors farouchement anticléricale, il était un « rouge » et fier de l’être. Pourtant lui-même s’était marié religieusement (deux fois même, sa première épouse était morte « en couches »), bien obligé car, bien qu’en majorité anticlérical, le village aurait vu d’un mauvais œil un mariage civil. Et d’ailleurs, la famille avait son banc à l’église, avec son nom gravé sur une plaque de cuivre.
Un vrai colosse, ce « bas bourguignon », têtu et malin, pas tendre pour sa famille ; il est mort à plus de 90 ans car, dans ce pays où l’hygiène ne faisait pas partie du vocabulaire, si, ni le croup, ni la tuberculose ne vous avaient emmenés dans votre enfance, vous aviez des chances de vivre vieux !
Le croup et la tuberculose ! De vrais fléaux se rappelait ma mère qui avait elle-même eu le croup (maladie voisine de la diphtérie, devenue plus rare lorsque fut obligatoire la vaccination contre la diphtérie dans les années trente.
Dans chaque famille, l’une de ces deux maladies avait emporté un ou plusieurs membres. Au cimetière, ma mère me montra : 15 ans, 12 ans, 2 ans, 20 ans… Elle avait perdu plusieurs camarades ainsi.
A l’école communale, elle avait un petite camarade de l’Assistance – on disait ainsi pour Assistance Publique (D.A.S.S. actuelle). On disait plus facilement la « petite de l’Assistance » ou la « bâtarde » plutôt que son prénom. Elle avait été placée en nourrice chez un couple âgé très pauvre. A quel âge ? Ma mère ne savait pas. Pour ce couple âgé, la pension versée par l’administration était la seule source de revenus. Ils ne travaillaient plus, avaient à leur charge une fille malade célibataire. Ils cultivaient un petit jardin, avaient quelques poules et lapins et recevaient chaque trimestre, en tant « qu’indigents de la commune » (c’était le terme officiel), un « bon » pour un kilo de pot-au-feu à prendre chez le boucher du village. C’était la seule viande de boucherie qu’ils mangeaient : « C’était une misère noire » disait ma mère. L’enfant en nourrice était bien traitée. Le vieux couple était gentil. Recevant deux fois par an (été et hiver) un trousseau complet, elle était plutôt mieux habillée que la plupart des enfants de paysans qui vivotaient sur leurs maigres exploitations. Elle allait régulièrement à l’école, n’étant jamais envoyée aux champs car, me disait ma mère, les parents gardaient tout le temps les gamins pour aider à la ferme et garder les vaches dans les prés. Le jeudi, la fillette gardait les chèvres au bord des chemins, ou allait avec la vieille dame qu’elle nommait grand-mère, grappiller après les vendanges, à la cueillette des champignons… Ma mère suivait !
A douze ans, fin de l’enfance, la petite a été placée et ma mère ne l’a jamais revue. Placée : ma mère savait ce que cela voulait dire. Placée comme domestique dans une ferme. Chez le grand-oncle, il y avait une domestique qui venait de l’Assistance. Elle était arrivée dans la famille tout bébé, avait grandi là, et on l’avait gardée comme servante. Elle était un peu simple mais on n’était pas méchant avec elle. Elle travaillait beaucoup et, disait ma mère, « Elle n’est tranquille que dans les champs avec ses vaches et son chien« . Lors de mon séjour chez le grand-oncle, elle était toujours là. Elle avait déjà un certain âge.
Deux ou trois ans avant le départ de ma mère de son village natal, le « grand-père nourricier » développa une tumeur au visage. Pas d’argent, pas beaucoup de soins à l’époque. Le médecin faisait quand même quelques pansements. On le payait en nature (c’était une coutume répandue chez les paysans pauvres : volaille, lapin, fruits selon la saison et selon ce qu’on avait). La tumeur prit des proportions importantes et le vieillard mangea de plus en plus difficilement. Des voisines compatissantes, lorsqu’elles allaient (rarement) en ville, (à Clamecy, par exemple) lui rapportaient deux ou trois bananes, fruits qui n’étaient pas vendus au village et qui d’ailleurs étaient trop chers pour ces « indigents ». Cette nourriture était la seule qui passait à peu près. Le vieil homme est mort quelque temps après le départ de ma mère : « mort de faim sûrement » me disait-elle.
Et sur ses vieux jours, lorsqu’elle racontait ces histoires, elle ajoutait invariablement : « Et qu’on ne vienne pas me parler du bon vieux temps ! »

Marcelle Bréasson de la plaine du Forez pour la deuxième moitié du dix-neuvième siècle.
Je n’ai pas eu la chance de connaître mes grands-mères, mais je peux vous parler de ma grand-mère paternelle, mon père m’ayant bien souvent raconté combien fut dure la jeunesse de sa mère. Cette grand-mère, je crois pouvoir dire qu’elle a fait partie de celles que vous appelez « les exclues du monde rural ».
Son père, mon arrière-grand-père, Jean-Pierre Rochagneux, petit fermier de la plaine du Forez (région de Montverdun) et sa mère, Louise Noailly eurent trois enfants : Louise, ma grand-mère, Antoinette, puis Jean qui, pour naître, lui coûta la vie (mourir en couches était une des grandes peurs de cette époque).
Mon arrière-grand-père, seul avec trois enfants en bas âge, épousa sa bonne et il eut de ce deuxième mariage six enfants. Hélas, les enfants du premier lit furent très mal acceptés par la nouvelle patronne qui chercha à s’en débarrasser le plus vite possible : très jeunes, ils furent donc placés.
Ma grand-mère fut envoyée dans une grosse ferme de la plaine, comme domestique agricole. Les gros fermiers de la plaine étaient durs pour leur personnel. Ils avaient une vie à part, plaçant les domestique sous l’autorité du grand valet, le seul bien payé. Celui-ci était recruté par ses patrons à la loue qui avait lieu tous les dimanches à Montbrison, Boën ou Sury. (J’ai connu les dernières loues que la guerre de 14-18 arrêta). Il était choisi pour sa résistance à la fatigue et la rapidité de son travail, car c’est lui qui menait la cadence que tous devaient suivre. C’est lui aussi qui, avec fermeté, devait assurer la discipline de cette nombreuse main-d’œuvre, nombreuse puisque tout le travail se faisait à la main (machines inexistantes).
Les domestiques mangeaient dans une pièce à part, une nourriture pas toujours de bonne qualité : le lard rance était pour eux, ainsi que, rarement, les pâtés faits à la pâte à pain et pauvrement garnis de tranches de poires. Pendant le Carême, chacun n’avait droit qu’à une tête de hareng, (d’après ce que nous disait mon père). Le grand valet, en ouvrant son couteau, donnait le signal du début du repas, et en le fermant celui de sa fin : tant pis pour les retardataires ou pour ceux qui mangeaient lentement.
Tout ce personnel couchait « à la paille », les hommes habituellement dans l’étable ou dans l’écurie.
Et pour noircir le tableau (qui n’en avait pas besoin), la plaine à cette époque était malsaine et les fièvres paludéennes y étaient endémiques. Ma grand-mère eut cette fièvre : pas question de se soigner, il fallait partir au travail. Quand elle sentait venir la crise, elle n’avait qu’une solution : se coucher dans un pré, au bord d’une terre, dans un fossé, attendant que ses tremblements fiévreux cessent.
Comment et quand quitta -t-elle cette galère ? Je ne le sais. Mais mes souvenirs retrouvent ma grand-mère à Boën, bonne dans un café fréquenté par un voisin, menuisier et vieux garçon.
Bientôt, quelques commères du quartier qui aimaient faire les mariages pensèrent qu’il y en avait un tout indiqué entre la petite servante de vingt-six ans et le menuisier voisin qui en avait quarante. Cela marcha et en 1876 eut lieu le mariage : ils eurent deux enfants, dont mon père.
Les années passèrent. Puis mon grand-père souffrant de crises aiguës de rhumatisme, dut arrêter son travail. Il ouvrit alors un café-restaurant dans la maison qu’il venait de faire construire et c’est ma grand-mère qui assuma la charge du commerce. Mon père se rappelait fort bien que, les jours de foire, sa mère préparait un énorme plat de pommes de terre au four. Puis ma grand-mère tomba malade et mourut en 1899, âgée de quarante ans.
Peut-être serez-vous intéressé par le contrat de mariage de mes grands-parents : je relève ce qui concerne ma grand-mère :
Ils adoptèrent le régime de la communauté réduite aux acquêts.

La future épouse apporte et se constitue comme provenant de ses économies :

1. Ses vêtements, linge et bijoux évalués à ……………………….100 F
2.Une couette en plumes d’oie……………………………………….20 F
3. Un édredon et un traversin ………………………………………….60 F
4. Des rideaux de lit en cretonne…………………………………………30 F
5. Quatre paires de draps………………………………………………………40 F
6. Quatre cents francs qu’elle possède en espèces………….400 F

Total ………………………………750 F

Lucienne Cronel de la plaine du Forez au début du 20ème siècle.
Mes grands-parents maternels étaient propriétaires d’une « grosse » ferme.
Mon grand-père Benoît est décédé jeune, en 1925. Je ne l’ai pas connu.
Maman nous parlait beaucoup de lui : elle était fière de son père.
Donc, finie la grosse ferme et ma grand-mère Laurence reprit, toujours dans le même hameau, une ferme plus petite et y installa mes parents. Nous avons toujours vécu chez elle.
C’était un peu la « patronne », pas toujours très tendre avec mon père.
Il s’avéra assez vite que, pour six personnes (parents, grand-mère, plus trois filles), les revenus de la petite ferme ne suffisaient pas. Mon père dut trouver d’autres petits travaux de campagne, et enfin un travail en usine, en plus de la conduite de la ferme.
La cohabitation grand-mère, mère et gendre n’était pas toujours évidente, ce qui amenait Maman à nous dire, lorsque nous fûmes plus grandes, qu’elle ne souhaitait surtout pas, plus tard, se voir venir habiter chez ses enfants.
Ma grand-mère était croyante et pratiquante, ne manquait pas sa messe du dimanche matin à dix heures. Depuis chez nous à l’église de Savigneux en Forez, six kilomètres aller et retour. A pied, bien entendu. Il m’arrivait de l’accompagner. Nous passions devant le cimetière où reposaient mon grand-père et un de ses fils, notre oncle. Quelques secondes d’arrêt pour que ma grand-mère fasse son signe de croix.
Le dimanche des Rameaux, un gros bouquet de buis était béni et, dès son retour, réparti dans chaque pièce de la maison, et aussi dans l’étable et la porcherie. Lorsqu’il y avait orage, tonnerre et éclairs, ma grand-mère faisait brûler dans le foyer du « fourneau » une branche de ce rameau.
J’étais peureuse, surtout pendant les orages, mais, soulagement pour moi, « le tonnerre ne pouvait plus tomber sur la maison ».
Le pain était quelque chose de sacré : ce pain que l’on entamait avec beaucoup de respect, après y avoir tracé de la pointe du couteau le signe de la croix pour remercier Dieu du pain quotidien (une de mes sœurs le fait encore). La couronne de pain, on ne la posait jamais à l’envers sur la table « car on ne gagne pas son pain en étant couché ».
Pas de lessive de draps pendant la semaine de Pâques (semaine sainte) et aussi pour la Toussaint. Pas de bouquet d’aubépine dans la maison : tout cela portait malheur.
Chaque année, on tuait le cochon. C’était la fête : oncles tantes, cousins, cousines étaient là. Mon père avait besoin de l’aide de Maman mais, attention, il n’en était pas question si, ce jour-là, elle avait ses « règles », car les saucissons, jambon, lard ne se seraient pas conservés !

Le battage du blé :
L’on battait « à la machine », fin juillet – début août ; journées longues et pénibles. Les hommes commençaient très tôt le matin et les femmes avaient beaucoup à faire pour nourrir et abreuver quelque quinze hommes durant toute la journée.
Vers huit heures du matin, c’était la pause casse-croûte avec jambon, saucisson, fromage, et le traditionnel pâté aux pommes et aux poires, sans oublier les petits « canons » de vin.
A midi, le repas était servi sous le hangar pour les « manœuvres ». Quant aux « machinistes », ils mangeaient avec les patrons. On appelait « machinistes » ceux qui actionnaient et entretenaient la locomobile fonctionnant à la vapeur. On chauffait au charbon. En fin de journée, les machinistes étaient bien « mâchurés » et tout le monde bien fatigué (mâchuré veut dire : qui a le visage sale, barbouillé de noir, comme les mineurs).
Tous se retrouvaient sous le hangar, autour de la table, et là, un petit coup de vin, les restes du pâté, étaient savourés avec joie et dans la bonne humeur.
Les filles se faisaient chahuter et avaient droit à la « baquiole » : deux hommes poursuivaient gentiment les filles, l’une après l’autre. Celle qui est attrapée est maintenue par ses bras et par ses pieds au niveau des chevilles et balancée horizontalement pendant quelques instants, de droite à gauche, au-dessus du gros tas de « blous », pour finalement y être jetée, sous les encouragements et les rires de tous. Les filles rouspétaient, pour la forme, car elles étaient ravies d’être chahutées. (Les « blous » : il s’agit de la balle des grains de blé, libérée pendant l’opération de battage. Ensemble léger et volumineux, on en faisait un tas près de la machine à battre.)
La météo du lendemain était présentée par ma grand-mère Laurence, très attentive à tous les mouvements du ciel, la lune, le soleil, les nuages. Le vent du Midi (les pays chauds pour ma grand-mère) présageait la pluie. Le vent du Nord, dénommé « la bise », venait des pays froids et « elle » amenait le froid.
Le ciel clair de certaines nuits amenait les gelées. Les nuages, selon leur couleur, pouvaient annoncer la grêle ou la neige. Certes, grand-mère se trompait parfois, mais il y avait souvent du vrai dans ses prévisions.
Elle consultait et s’intéressait à l’almanach du « Père Benoît ». Le « pater » (prononcer : le patère) : le « pater » passait régulièrement, de ferme en ferme, poussant ou chevauchant un vélo d’occasion muni de porte-bagages.
Il achetait les peaux de lapin, qui ne manquaient pas à cette époque. Il s’annonçait en criant : « Pater…Pater… peaux de lapins… » et, au premier contact, le marchandage commençait : « Quinze sous, disait ma grand-mère« . « Non, dix sous (le pater) », « non douze sous, c’est une belle peau d’un gros lapin... », « Non, dix sous... », « non, douze… » et le pater faisait semblant de partir… Finalement, grand-mère finissait par céder à dix sous !

La lessive hebdomadaire :
Tôt le matin, grand-mère Laurence chauffait, au bois, de l’eau que l’on prenait dans un fossé, dérivé du canal, qui coulait au pied de la maison ; (on faisait barrage pour avoir un plus gros volume).
Dans un premier temps, grand-mère mettait tremper, dans un « baquet » d’eau tiède les vêtements de travail de mon père, (très souillés, bien sûr). Ensuite, dans un autre « baquet », c’étaient « le blanc » et « les couleurs », avec lessive Saint-Marc et savon de Marseille, et l’on brossait avec une brosse « chiendent » sur « la planche à laver » introduite inclinée dans le baquet et maintenue dans sa position par une poussée du ventre. On frottait aussi à la main, généreusement, afin de ne laisser aucune trace de salissure.
Le blanc repartait dans la chaudière, et l’on faisait et l’on faisait bouillir quelque cinq à six minutes. Retiré de la chaudière à l’aide d’un bâton, le voici dans une corbeille d’osier ; on y ajoute « les couleurs », et enfin les vêtements de travail sortis du trempage, brossés vigoureusement et frottés, prêts pour le rinçage, mais disposés dans une autre corbeille car ils pouvaient « déteindre ».
Les corbeilles sont disposées sur une brouette : en avant, en direction du lavoir pour le rinçage ! (le lavoir était à deux ou trois cents mètres de la maison, alimenté en eau par une rigole dérivée du canal)Chaque famille du hameau avait son jour de lessive : il fallait s’organiser, car le lavoir n’était pas grand, mais cela se passait très bien ! Séchée au grand air, comme la lessive sentait bon !!!

Madeleine Fréry, région de Roanne et de Saint-Germain-Laval, fin du 19ème début du 20ème siècle :
Ma grand-mère maternelle – Marie-Louise Monier – était née en 1871, la dixième enfant d’une famille de dix-sept !
En trente-cinq ans, sa mère eut donc dix-sept enfants – pas de jumeaux – et qui tous vécurent mais, me raconta ma grand-mère, ne se réunirent jamais tous ensemble, l’aîné étant déjà marié lorsque naquit la dernière.
Les parents de ma grand-mère étaient agriculteurs à Juré où ils possédaient une grande ferme, aidés par plusieurs domestiques. Ils habitèrent ensuite à Luré, près de Crémeaux.
Les garçons travaillaient à la ferme, les filles, (dont ma grand-mère) reçurent une éducation assez poussée pour l’époque. Après l’école primaire, la plupart d’entre elles (elles étaient dix !) allèrent en pension.
Ma grand-mère savait donc lire et s’intéressait à la littérature de son temps.
A l’âge de vingt ans, elle épousa mon grand-père à Saint-Germain-Laval où elle eut deux filles dont Maman était l’aînée.
Les idées socialistes, presque anticléricales de mon grand-père, lui firent choisir pour sa deuxième fille le prénom de Séverine (nom d’une femme, écrivain révolutionnaire de l’époque).
Après quelques années passées à Saint-Germain-Laval, mes grands-parents s’installèrent à Lyon dans le quartier de Perrache. Puis, au début de la guerre de 1914, mes grands-parents revinrent à Saint-Germain où mon grand-père devint maire pendant de nombreuses années.
C’est donc à Saint-Germain-Laval – où je suis née – que je passais la plupart de mes vacances. Je me souviens de l’affection que me portait ma grand-mère (Mamée), du petit lit blanc où elle venait me border, de la belle salle de bains de l’appartement (luxe assez rare à cette époque), de la douceur des matins où je m’éveillais au son du marteau frappant l’enclume du voisin forgeron, musique qui résonne encore à mon oreille après tant d’années.
Je me rappelle les après-midi où Mamée m’apprenait à danser la polka en chantant ce petit refrain :
Mon papa ne veut pas
Que je danse, que je danse,
Mon papa ne veut pas
Que je danse la polka.

Ma grand-mère avait un caractère très gai, enfantin disait mon grand-père.
Je me souviens de ce grand jardin où nous allions cueillir les cerises, les légumes tout frais, et je ressens encore l’odeur sucrée des pommes que mon grand-père conservait sur des claies garnies de paille, au grenier où j’avais un peu peur de monter, au deuxième étage de la maison.
Nous allions aussi, chaque soir, chercher le lait que nous regardions traire chez les voisins paysans.
A Pâques, ma grand-mère me préparait des œufs colorés avec des produits naturels (vert de poireaux, rouge de betteraves, multicolore des brins de laine enroulés autour de l’œuf) et, selon la coutume locale, j’allais faire « rouler les œufs » en compagnie des petits copains du village, dans le pré communal à l’entrée du pays.
Et puis arrivait la fin des vacances que Mamée fêtait avec le pâté de la Saint-Michel. C’était un gros pâté aux poires, réservé à la fête patronale de Saint-Germain (fin septembre). Nous emmenions cuire ce pâté dans le four du boulanger, en emportant délicatement cette gourmandise sur une planche à laver : il me semblait immense !
Nous le dégustions avec mes parents qui venaient récupérer leurs rejetons pour la rentrée des classes du premier octobre. Et ce délicieux pâté juteux a toujours, dans mon souvenir, le goût des poires fondantes joint à la nostalgie de cette fin de vacances.
Hélas, tous ces bons moments, toutes ces vacances heureuses cessèrent brusquement lorsque mes grands-parents, en se promenant, un soir, pour apprécier la douceur de l’automne, furent victimes d’un chauffeur automobile qui roulait avec un phare défectueux et qui tua net ma grand-mère en la heurtant.
Depuis, mon grand-père partagea sa vie entre ses deux filles, mais jamais plus je ne revins en vacances à Saint-Germain-Laval, et mes souvenirs s’arrêtèrent ce terrible soir.
J’avais huit ans lorsque j’ai connu ma grand-mère paternelle : « Mamette ». Aussi n’ai-je pas de souvenirs d’une petite enfance vécue avec elle et seuls les récits de mes parents m’avaient fait connaître un peu cette lointaine aïeule.
Née en1858 dans une famille aisée du Roannais, Marie Depeux épousa à vingt-trois ans mon grand-père, Antoine Péricard, de onze ans son aîné et en eut six enfants dont deux moururent en bas âge et une à l’âge de dix-huit ans.
L’aîné était mon père né en 1882 et le plus jeune Charles né vingt et un ans après. Entre les deux était ma tante Juliette qui, à vingt ans, pendant la guerre de 14/18 fit la connaissance d’un militaire américain et décida d’aller l’épouser en Amérique. Ma grand-mère ne voulut pas laisser partir seule sa fille pour un si lointain pays et, à l’âge de soixante-deux ans, en 1920, elle partit,elle aussi, emmenant son dernier fils de dix-sept ans. Elle s’embarqua donc au Havre, pensant revenir après le mariage de sa fille.
Mais le jeune soldat, gazé en France, mourut avant ce mariage. Ma tante décida de rester aux États-Unis où elle et son frère furent employés à l’agence Cook.
Ce que fut la vie de ma grand-mère à New-York dans les années vingt qui me fut contée plus tard par elle-même, m’expliquant en riant que, faute de se faire comprendre en anglais, elle avait mangé plusieurs jours de suite le même repas dont elle arrivait à se rappeler le nom.
C’est seulement en 1932 que les « fugitifs » revinrent en France. Hébergés d’abord chez mes parents à Montbrison, ils partagèrent alors notre vie et je pus faire plus ample connaissance avec cette famille « tombée du ciel » et que je ne connaissais que par ouï-dire. Ayant acheté une maison à Moingt (le chalet), ma grand-mère y vécut jusqu’à sa mort en 1944.
Sa fille repartit à New-York pour y épouser un Canadien français et son fils y retourna aussi après son mariage avec une Montbrisonnaise.
Mais ma grand-mère, cette fois, resta en France et ce sont mes parents qui s’occupèrent d’elle. Je lui faisais de fréquentes visites, aimant l’écouter me raconter avec émotion son enfance dans le Roannais, puis sa vie « aux Amériques ».
Elle était instruite, ayant étudié dans un pensionnat de religieuses où elle apprit les travaux manuels (couture, tricot), où elle excellait. Je me souviens que la veille d’un de mes départs en vacances, ayant égaré un gilet auquel je tenais, elle me proposa de le refaire et tint parole. Peut-être y avait-elle travaillé une partie de la nuit ?
Elle jouait du piano et m’écrivait (sans aucune faute) de très intéressantes lettres lorsque j’étais à l’école normale, aimant me raconter sa vie à New-York ou encore se rappelant les joies et les peines que lui avaient causé ses années de pensionnat.
Elle s’est éteinte à Moingt à quatre-vingt-six ans, avec la présence de son fils aîné (mon père) et de Maman, mais avec le chagrin de n’avoir pas revu ses deux autres enfants. Mon grand-père qui, en 1920, à soixante-treize ans, n’avait pas voulut partir en Amérique, espérant le retour prochain de sa femme, était resté près de mes parents où il mourut en 1926, loin de Mamette. N’est-ce pas comme un roman, que cette vie de mes grands-parents paternels ?

Lucette Granger de la région de Firminy, fin du 19ème début du 20ème siècle :
Mon enfance à Firminy :
Orpheline à l’âge de quatre ans, j’ai été élevée par mes grands-parents maternels. Ils avaient déjà élevé leurs cinq enfants et trois de leurs neveux qui risquaient d’être mis à l’orphelinat après le décès de leur mère. « Vous faites pas de soucis, avait dit grand-père à son beau-frère, s’il y a des pommes de terre pour sept, il y en aura pour dix ». Ces enfants furent entièrement à la charge de mes grands-parents jusqu’à ce qu’ils puissent subvenir eux-mêmes à leurs besoins. Alors ils recueillirent mon arrière-grand-mère vieillissante, après une rude vie de labeur dans sa ferme natale.
Elle n’avait d’autres ressources que celles, bien modestes, de son travail de dentellière qui l’occupa presque jusqu’à sa mort à l’âge de 96 ans. Mes grands-parents que j’appelais Pépé et Mémé habitaient une maison à la périphérie de Firminy.
Pépé était mineur, sa paie assurait un revenu modeste mais sûr que Mémé complétait en faisant un travail de laveuse.
Mémé était une femme énergique et travailleuse, été comme hiver, elle se levait à 5 h du matin et commençait par allumer le fourneau qui assurait le chauffage et la cuisson des repas (en période de grand froid elle allumait un deuxième fourneau uniquement destiné au chauffage). Ensuite, elle procédait à sa toilette quotidienne – toilette sommaire pour laquelle elle utilisait un plat émaillé posé sur l’évier (réservé à cet usage, ce plat servait à toute la famille) ; pour les ablutions plus importantes, nous utilisions le baquet rempli d’eau tiède.
Elle préparait le petit déjeuner et réveillait tout son monde. Le café au lait était servi dans des « bols » qui étaient en fait des grandes tasses munies d’une queue. Nous avions chacun le nôtre que nous distinguions grâce à leur décoration différente. Une tartine de beurre complétait le repas.
Fidèle, sans doute, à des habitudes prises dans sa campagne natale, Pépé mangeait une sorte de « soupe » faite de morceaux de pain sur lesquels il versait le café au lait. Nous nous séparions alors pour une journée de travail,
Mémé mettait sous son bras la corbeille en osier remplie de linge de ses clientes et se rendait à la buanderie municipale toute proche, où elle avait une place réservée et payante. Elle retrouvait là les autres « laveuses » toujours les mêmes – des femmes du même monde qui, connaissant les mêmes problèmes, les mêmes difficultés, étaient prêtes à s’entraider, se rendre service, se réconforter mutuellement.
Le linge était mis à tremper dans un grand baquet d’eau tiède que le « buandier » mettait à la disposition de chacune des clientes, il leur fournissait la poudre de savon, l’eau de javel, l’alcali… et autres produits, sans oublier la « boule de bleu » indispensable pour donner au linge une blancheur parfaite.
Le lavage s’effectuait dans le « lavon », vaste bassin limité par une bordure au plan incliné. Agenouillée sur le petit coussin qui rend sa « bachasse » plus confortable.
Je revois grand-mère qui savonne, frotte le linge entre ses mains ou avec la brosse à chiendent, les coups de battoir résonnent plus ou moins en mesure, couvrant le bruit des conversations et des rires.
Puis, le linge est rincé dans un autre bassin  où coule une eau claire, tordu pour l’essorage et regagne la corbeille d’osier. L’essorage des draps se fait à deux en tordant chacune d’un côté ; l’entraide est indispensable.
Les taches rebelles n’ont pas résisté à leur exposition au soleil sur l’herbe du pré réservé à cet effet. Le linge est mis à sécher dans notre cour bien ensoleillée.
Mémé passait environ 6 à 7 heures à la buanderie. A son retour elle se restaurait en mangeant un bol de soupe de la veille qu’elle faisait réchauffer. Elle ne travaillait pas le vendredi
Les clientes venaient chercher leur linge. Un tarif des prix était établi pour chacune des catégories de pièces de linge (tant pour un mouchoir, tant pour un drap etc.).
Le samedi matin, jour de marché, Mémé « s’endimanchait ». Elle prenait son joli tablier réservé pour cette sortie, elle le quittait à son retour pour ne pas le salir et reprenait alors le tablier plus ordinaire dit « tablier de la buanderie ». Elle se coiffait d’un chapeau tenu par une longue épingle et partait faire les provisions pour la semaine.
Elle avait un don pour connaître la qualité d’un fromage. Elle le jugeait à l’aspect de la croûte plus ou moins bien « artisonnée » mais elle n’achetait qu’après avoir goûté le minuscule morceau que la vendeuse voulait bien extraire de son fromage. Les voisines la chargeaient souvent de faire cet achat pour elles.
Nous avions une cour suffisamment grande pour élever des poules, des lapins et même une chèvre. Quand Pépé fut à la retraite, il sortait la chèvre tous les jours pour la faire paître dans les pâturages communaux aux alentours de Firminy. Mon arrière-grand-mère l’accompagnait fréquemment. Sans doute avaient-ils du plaisir à retrouver ainsi leurs origines paysannes ?
Ce modeste élevage permettait d’améliorer les menus quotidiens. La chèvre fournissait « le lait bourru » très apprécié pour ses qualités énergétiques dont profitaient les amis ou les voisins qui avaient besoin d’un efficace reconstituant.
Nous n’étions pas riches, mais nous avions de quoi vivre correctement, à condition de ne pas gaspiller.
La porte était toujours ouverte pour accueillir les parents, les amis, les relations, les solliciteurs, les visiteurs imprévus. Aucun ne repartait sans entendre la phrase fatidique : « Vous mangerez bien une portion ». On sortait la grosse tourte de pain noir, des saucisses (on en avait de toutes sortes cuites à l’avance, en prévision d’éventuels convives), le fromage bien « artisonné » qui s’affinait dans le grand tiroir de la table. On arrosait le tout d’un ou plusieurs « canons » de vin.
Le pain était sacré. Avant de l’entamer, on traçait sur lui le signe de croix. Mémé exigeait qu’il soit toujours posé à l’endroit sur la table. Si nous posions une portion à l’envers, elle nous rappelait à l’ordre en disant : «Vous croyez que c’est comme ça qu’on gagne le pain ».
C’était ma grand-mère qui gérait la maisonnée et pourvoyait à tous nos besoins. Mon grand-père ne s’en occupait pas. Il s’était instruit au fil des années. Sans être un militant il s’intéressait à l’actualité, lisait les journaux, commentait les événements. Très perspicace, il avait prévu la tragédie de la dernière guerre : « Vous verrez, répétait-il, ça finira mal, nous allons vers une catastrophe ».
Il était adjoint au maire de Firminy. Connaissant sa discrétion, les indigents venaient chez nous pour quémander un service, un appui, des bons de nourriture etc. Pépé leur servait d’intermédiaire auprès des services administratifs. Par fierté ils n’osaient pas s’adresser à eux directement. Rendre service, aider ceux qui avaient des difficultés, étaient des actions naturelles, spontanées, exécutées simplement, discrètement, sans gloriole ni vanité.

J’ai vécu une enfance heureuse auprès de mes grands-parents qui m’ont entourée d’affection. Ils m’ont donné le goût d’une vie simple, ouverte aux autres. Ils m’ont inculqué des valeurs qui ont guidé ma vie. La droiture et l’honnêteté entre autres ne devaient supporter aucune dérogation.
J’ai fait de mon mieux pour transmettre cet héritage à mes enfants : « Vous ne devejamais faire du tort à qui que ce soit, ne serait-ce que d’un centime » leur ai-je toujours répété.

Françoise Lafin de Haute-Loire à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle.
Nos sorties en Haute-Loire au début du siècle :
Foires et pèlerinages constituaient l’essentiel de nos sorties.
Les foires
:
Les almanachs indiquaient les lieux et les dates des nombreuses foires qui s’échelonnaient dans le courant de l’année. Elles continuaient, depuis le Moyen Age, à assurer les échanges commerciaux, de proche en proche.
C’étaient, avant tout, de gros marchés à bestiaux fréquentés par des « maquignons » qui fixaient les prix en fonction de l’offre et de la demande. Les rues et les places étaient occupées par les étals des marchands, venus souvent de loin. Les marchandises les plus diverses s’offraient à une clientèle qui avait déserté villages et hameaux pour venir, ce jour-là, s’approvisionner du nécessaire et de quelques superflus.
Je garde le souvenir d’une foule oppressante, des cris des camelots, des cracheurs de feu, de l’odeur entêtante des caramels en cours de fabrication, de mon mal au coeur après une partie de « calque vaque » et des retours à pied après une journée épuisante.

Les pèlerinages :
C’étaient des événements importants, impatiemment attendus.

Le pèlerinage de la Sainte-Trinité :
Un dimanche de mai, ma grand-mère se levait dès les aurores, elle s’habillait de sa robe de mariée en serge bleu foncé, agrémentée d’un bustier en velours, elle se coiffait d’une large cocarde brodée, maintenue par deux grosses épingles à tête dorée et se parait du « sautoir » en or à double tour. Son cabas était rempli de sac de graines des diverses céréales que nous cultivions et d’un sac de sel destiné à être distribué au bétail, la nuit de Noël. Elle se rendait, à pied, avec d’autres pèlerins, dans un lieu assez mystérieux, une chapelle en pleine forêt dédiée à la sainte Trinité. Chaque année on y bénissait les semences et le sel de Noël, afin d’obtenir la protection de l’au-delà contre les catastrophes atmosphériques qui pouvaient réduire à néant le travail d’une année entière.
Quelle était l’origine de ce pèlerinage ? Je l’ignore. Le lieu et la nature permettent de supposer qu’il s’agissait d’un lieu de culte celtique christianisé. Je n’y ai jamais participé, le parcours, particulièrement difficile, n’était pas à la portée des enfants. C’étaient des kilomètres de « coursières » à travers d’immenses forêts de sapins qu’il fallait parcourir chargé d’un lourd bagage. Cet aspect ascétique faisait partie de l’originalité du pèlerinage et sans doute de son efficacité, car il tomba vite en désuétude quand il fut organisé au moyen des transports en commun.
De telles pratiques peuvent prêter à sourire, si l’on oublie que nos ancêtres n’avaient rien pour se protéger de la maladie, de la famine, de la misère. Leurs croyances et leur foi les sauvaient du désespoir.

Le pèlerinage à Saint-Joseph d’Espaly :
Ma grand-mère avait perdu trois enfants en bas âge. Elle fit le voeu de se rendre chaque année au pèlerinage de Saint-Joseph à Espaly près du Puy, si elle conservait en vie ses enfants à naître. Elle fut exaucée, ses deux dernières filles, dont ma mère, survécurent.
Donc, chaque année, au mois de mars, j’accompagnais ma grand-mère pour remercier le Saint protecteur qui m’avait permis de voir le jour. Je ne sais plus qu’elle était la nature de nos dévotions. Nous mangions un repas tiré du sac dans une petite salle, accueillies par une religieuse qui tenait auberge. Je devais écrire sur un grand livre les souhaits à l’adresse du Saint patron. Il me tardait que tout soit terminé car cette monumentale statue de plâtre lézardée, perchée sur l’à-pic vertigineux de son dyke volcanique, m’effrayait. Le vent la faisait vaciller et émettre des sons lugubres en s’infiltrant dans les lézardes. J’étais heureuse de lui tourner le dos pour descendre de la butte et prendre le chemin du retour.

Le pèlerinage du 15 août :
‘était pour nous la grande fête de l’année. Les gros travaux de l’été étaient terminés, les récoltes engrangées, et c’est en toute tranquillité que nous pouvions participer à cette grande journée de liesse.
Très tôt le matin, en habit de fête et à jeun, nous nous rendions à la gare la plus proche, rejoindre les autres pèlerins dans un train déjà bondé.
Arrivée au Puy, la foule se précipitait dans les églises pour recevoir au plus vite confession et communion. Devant chacun des six ou sept confessionnaux de chacune des quatre églises du Puy, des files de pénitents attendaient leur tour – ce qui donnait le temps de faire un examen de conscience approfondi.
Ce premier devoir accompli, toujours à jeun, nous grimpions en toute hâte ma montée de la Rue des Tables et les 200 et quelques marches d’escalier qui nous conduisaient à la cathédrale pour assister à la grand-messe solennelle.
La cérémonie était somptueuse. Les acteurs arrivaient en procession. Derrière la croix, les enfants de chœur en soutane rouge et surplis blanc, le clergé suivait en soutane noire et surplis orné de larges bandes de dentelle, venait ensuite la hiérarchie épiscopale portant camail bordé d’hermine, enfin « Monseigneur l’Evêque » s’avançait à  pas comptés dans toute la splendeur de la grande chasuble brodée d’or et de la mitre étincelante. De la main droite il tenait avec autorité la crosse épiscopale, de l’autre il présentait la grosse perle de son anneau que les fidèles agenouillés baisaient avec ferveur. Sans rien perdre de sa dignité compassée, il octroyait une caresse, ici et là, sur la tête d’un petit enfant.
La foule était si compacte qu’il était impossible de suivre le déroulement de la cérémonie. L’évêque pontifiait sur son trône, assisté des hauts dignitaires qui lui évitaient tout geste superflu, on le coiffait, on l’encensait, on tournait pour lui les pages du missel etc. Les sonorités latines de la « Messe des Anges », les voix angéliques des « petits chanteurs », les accents triomphants de l’orgue s’élançaient à la suite des volutes d’encens abondamment répandu, s’élevaient sous la voûte romane, emplissaient les coupoles pour rejoindre dans l’au-delà la Vierge en majesté depuis sa miraculeuse Assomption. Nous étions envoûtés, sublimés.
Cependant l’estomac réclamait son dû, nous allions « casser la croûte » à l’ombre des bosquets s’étageant sur les flancs de la butte rocheuse qui supporte la colossale statue de « Notre- Dame de France ». Le repas, tiré du sac, était plantureux : melon, boîte de pâté de foie ou de thon, oeufs, saucisson, fromage et… la première grappe de raisins de l’année. Une fontaine alimentée par un jet… d’eau miraculeuse assurait la boisson. Nous faisions provision d’une ou deux bouteilles pour les jours à venir.
J’ai fait, à cette occasion, mes premières rencontres avec « les étrangers », pèlerins venus du sud du département qui parlaient, avec un accent traînant et chantant, un « patois » incompréhensible.
La disparition de la frontière entre Auvergne et Languedoc n’avait pas encore permis le rapprochement des deux cultures. Quoi de mieux pour digérer que de franchir les dernières rampes d’escaliers, pour atteindre la plate-forme sur laquelle se dresse la statue colossale de Notre-Dame de France.
Les plus courageux attaquaient l’escalier à vis qui, à l’intérieur de la statue, permet d’atteindre la « couronne ». Les efforts étaient récompensés : par temps clair la vue embrasse plus de la moitié du département. Il ne fallait pas trop s’attarder, à 15 heures nous devions être dans les rues de la ville basse pour prendre part à la procession.
Ma mère et ma grand-mère rejoignaient un des groupes « mères chrétiennes » portant autour du cou le ruban violet et la médaille. Ma tante célibataire trouvait place parmi les « Enfants de Marie » arborant le ruban bleu ciel.
Les pèlerins s’alignaient par 6 ou par 8 derrière leur bannière respective en velours richement brodé portant l’effigie du saint patron de leur paroisse. Les enfants tenaient les cordons et les rubans.
Sous un soleil caniculaire, la procession avançait lentement. C’était un cortège interminable des divers groupements, associations, confréries qui constituaient le tissu religieux de toute une région.
Suivaient les multiples congrégations religieuses qui proliféraient dans la cité mariale. La diversité et l’originalité des costumes, voiles ou cornettes, mettaient une note pittoresque devant l’alignement monolithique des membres du clergé en soutane noire, surplis blanc et barrette interchangeable.
Les « Pénitents noirs » encagoulés de la tête au pied marchaient pieds nus. Ils avaient l’honneur de porter, à tour de rôle, sur leurs épaules, la « Vierge noire » objet de la dévotion de ce jour : Vierge-Mère vénérée depuis le haut Moyen Age (La statue actuelle est une reproduction de l’originale brûlée à la Révolution. Rapportée d’Orient par les croisés, la statue primitive aurait été, dit-on, celle de la déesse Isis, ainsi se perpétuait depuis au moins 6 000 ans le culte voué à une « Vierge-Mère » Curieux !!!).
Les dignitaires clôturaient la marche : archiprêtres et chanoines, prélats venus en voisins ou invités à la fête, tous occupés à bénir la foule agglutinée sur les trottoirs.
Les séminaristes disséminés tout au long du parcours guidaient et animaient le cortège, dirigeaient les prières et les chants. Les invocations, les cantiques s’adressaient à la « Reine du ciel ». Les « Ave Maria » retentissaient dans les rues de la « Ville sainte ».
Tout un peuple proclamait sa foi. Il ne réclamait, ce jour-là, ni guérison, ni miracle, il voulait, tout simplement témoigner de sa confiance et de sa vénération à l’égard de la « Mère céleste ».
Après le décès de ma grand-mère, ma mère refusa de participer à cette dévotion qui lui rappelait, d’une manière trop vive, le souvenir de sa mère particulièrement investie dans toutes les manifestations religieuses.
Moi-même, ne suis jamais retournée au Puy le 15 août. Les festivités actuelles organisées à l’intention des touristes sont une parodie des manifestations du début du siècle. Le folklore « tape-à-l’œil » a remplacé l’élan mystique ; signe manifeste de la perte des croyances et des valeurs sur lesquelles s’appuyaient nos ancêtres.

Françoise Lafin, lieu non précisé, fin du 19ème début du 20ème siècle :
Les « juifs errants »
:
Mémée chantait souvent la complainte du « juif errant » condamné à errer de par le monde pour avoir crucifié le Christ.
Tous les vagabonds qui frappaient à notre porte étaient, pour moi, des « Juifs errants ». C’étaient des marginaux, nullement délinquants, des êtres un peu débiles, incapables de subvenir eux-mêmes à leurs besoins.
Originaires des environs, ils étaient connus et généralement bien reçus. Ils allaient, de village en village, tout dépenaillés, une musette sur le dos garnie d’un trognon de pain et d’une bouteille de vin. Trop fiers pour mendier, ils proposaient leur aide pour divers travaux. Comme ils n’étaient ni très habiles, ni très courageux, on les employait à de menus travaux : casser du bois, faire des fagots…
Ils étaient hébergés quelques jours, partageaient nos repas, couchaient dans l’étable ou dans le « fenière ». Leur besace regarnie de provisions pour quelques jours (pain, lard, fromage, un litre de vin) ces « chemineaux » continuaient leur route.
Quels qu’ils soient, aucun de ces « errants » ne couchait dehors.
Le four du village était à leur disposition, on veillait d’y maintenir une botte de paille fraîche. Les paysans, qui vivaient pauvrement, avaient pitié de plus malheureux qu’eux. En revanche, d’autres catégories de « Juifs errants » inspiraient crainte et méfiance. C’étaient les ramasseurs de peaux de lapin, les raccommodeurs de parapluies, les aiguiseurs de couteaux, les rempailleurs de chaise et autres marchands ambulants. Ils s’annonçaient par des cris stridents : « Peaux de lapin ! peaux de lapin ! »
« Couteaux, ciseaux, c’est le rémouleur » ou par des sons de corne ou de trompette. Aucun n’entrait dans les demeures.
Les marchés s’effectuaient dans la cour, les transactions étaient longues et difficiles, on négociait sou par sou. On troquait la peau de lapin contre… une assiette… ou un bol ou autre objet de vaisselle que le marchand transportait dans sa charrette. Il fallait se méfier particulièrement des bohémiennes qui venaient par 2 ou 3. Pendant que l’une baratinait, lisait votre avenir dans les lignes de la main, une autre avait tôt fait de tordre le cou d’une de vos poules et de la cacher sous ses innombrables robes et jupons. On ne se débarrassait pas facilement du « bicot » (rien de péjoratif dans cette appellation à l’époque). De rabais en rabais il arrivait à vous persuader qu’il vous faisait cadeau de l’une des « descentes de lit » qui chargeaient ses épaules et ses bras.
Le colporteur, lui, était l’hôte attendu, reçu à bras ouverts. Il arrivait à l’improviste, portant sur son dos une lourde caisse en bois protégée par une toile cirée noire. Il s’en débarrassait prestement et étalait sur la grande table de la cuisine les multiples tiroirs qui contenaient la marchandise de toute une boutique : véritable caverne d’Ali Baba en si peu de place !
J’étais émerveillée. Des fils de toutes les grosseurs, de toutes les couleurs, en bobines, en capsules, en écheveaux, à coudre, à repriser, à broder ; des assortiments d’aiguilles dans leurs minuscules sachets noirs ; des ciseaux de toutes tailles, depuis les grands crantés jusqu’aux petits à broder, en forme de « cigogne » ; des lacets, des liens, des élastiques, des rubans en satin, en velours, des bretelles, des ceintures, des porte-monnaie… que sais-je encore ?
Un tiroir était réservé aux lunettes ; après de multiples essais, on trouvait toujours la paire correctrice des insuffisances oculaires de chacun.
Le vendeur proposait, à ceux qui savaient lire, des almanachs qui donnaient la date des foires de la région, prévoyait le temps qu’il ferait tout au long de l’année et conseillait les travaux à effectuer à chacune des périodes lunaires.
Il avait aussi en stock des textes des chansons « tubes » de l’époque, des petits livres de contes, des fables de La Fontaine.
Les emplettes terminées, le marchand faisait cadeau, aux enfants, d’une barrette ornée de « brillants » ou d’un ruban pour attacher nos nattes… les dimanches.
Cela suffisait à notre bonheur.
L’homme rangeait soigneusement sa boutique, mangeait la « portion » qu’on lui offrait, buvait « un canon ». C’était l’heure où il nous transmettait les nouvelles qu’il avait recueillies, ici et là, tout au long de son parcours depuis son Cantal natal.
Il nous renseignait des événements de l’actualité, que souvent nous ignorions, il en discutait savamment. Surtout il nous transmettait les messages que des parents, habitant loin de nous, lui avaient confiés. Les nouvelles dataient de quelques semaines voire de quelques mois, qu’importe, le messager nous donnait des détails précis de leur manière de vivre ; pendant quelques instants, nous nous sentions près d’eux.
Merveilleux colporteur ! Tu m’as fait vivre des heures d’enchantement au cours de mon enfance.

Françoise Lafin de Haute-Loire, fin du 19ème début du 20ème siècle :
Un jeudi matin d’hiver
:
Je dois avoir entre 6 et 8 ans. C’est un jeudi matin, jour de congé scolaire. J’ai bu mon bol de « Banania » et me voilà assise sur un tabouret, un petit carreau de dentellière sur les genoux. Je commence l’apprentissage du métier indispensable à mon avenir. C’est lui qui, les années de sécheresse, de grêle et autres catastrophes, sauvera ma future famille de la disette et qui, les années fastes, permettra de m’offrir quelques fantaisies inutiles.
Pour que le travail assure un minimum de rentabilité, il convient de s’entraîner dès le plus jeune âge afin d’acquérir la dextérité requise. Voilà pourquoi, ce jeudi matin, ma grand-mère m’initie au maniement des 5 fuseaux (c’est un début) qui entrelacent les fils pour réaliser les « cordes » et les « points d’esprit » – éléments de base de la « dentelle du Puy ».
Mémée a commencé sa journée depuis longtemps. Elle a pris grand soin à sa toilette, caché sa chevelure sous une coiffe de tulle finement brodée qu’elle a entourée d’un ruban de velours formant une cocarde sur le front ; s’en échappent deux fines nattes qui entourent ses oreilles comme des macarons.
Elle a caché sous sa longue et ample jupe noire le « chauffe-pieds » garni de braises rougeoyantes sous la cendre. Plusieurs dizaines de fuseaux virevoltent sur son carreau, les épingles multicolores fixent l’avancement du travail qui consiste à reproduire en motifs de dentelle le schéma tracé sur un carton (modèle complexe, pas toujours facile à déchiffrer).
Des images pieuses ornent les côtés du carreau : le Sacré-Coeur d’où jaillit le sang rédempteur, sainte Thérèse les bras chargés de roses, des êtres nimbés de « gloire » à qui des angelots joufflus offrent la palme du martyre.
Assises face à face, les deux dentellières s’appliquent à la tâche. C’est alors que commence le pensum du jeudi. « L’offrande du travail » la prière quotidienne de ma grand-mère : Mon Dieu, je vous offre mon travail… (J’ai oublié la suite).
Après cette brève introduction, nous invoquons les saints qui ont le privilège de notre dévotion : la Vierge, bien sûr, mais aussi saint Joseph, patron de la bonne mort, saint Jean-Baptiste patron de la paroisse, la petite sainte Thérèse nouvellement canonisée, notre grand saint Régis, apôtre du Velay – qui n’a pas hésité à se rendre à la cour du roi de France pour l’obliger à remettre les dentelles à la mode, afin de sauver le gagne-pain de ses ouailles – d’autres encore… la liste me paraît interminable.
Viens le tour des intentions à recommander : les malades, les pêcheurs, les indigents, les âmes du purgatoire etc. A chaque invocation nous récitons un « Notre Père », un « Je vous salue » un « Gloire au Père ».
Ouf ! Quand enfin arrive le signe de croix final, pour le prix de ma sagesse, je réclame les histoires.
Mémée a appris à lire à l’âge adulte grâce à l’enseignement de son jeune frère, instituteur. « L’histoire sainte » et la « Vie des saints » sont ses livres de chevet.
Je connais par cœur les récits bibliques : « Adam et Eve chassés du paradis terrestre », « le déluge universel », « la tour de Babel » etc. Je les écoute, chaque fois, avec un plaisir renouvelé, car la conteuse invente de nouveaux détails pittoresques, pimente le récit d’effets tragiques ou pathétiques qui me mettent en transe.
Chaque jeudi je réclame l’histoire de « Joseph vendu par ses frères ». Le merveilleux destin de l’esclave devenu ministre à la cour du pharaon me fait rêver, et quand ce héros magnanime pardonne à ses frères et accueille près de lui toute sa famille pour les sauver de la famine, j’ai du mal à retenir mes larmes.
Pendant ce temps, j’ai, peu à peu, perdu la maîtrise des 5 fuseaux, la dentelle s’est transformée en un inextricable embrouillamini. On fera mieux la prochaine fois. « La vie des Saints » illustrée remplace le carreau.
Voici toute la lignée des martyrs qui préfèrent subir la torture plutôt que de renier leur foi. On leur coupe la langue ou la tête qu’ils portent sous leur bras, on les fait rôtir sur le gril, on les transperce de flèches. Il y a de quoi alimenter mes cauchemars nocturnes. Je n’ose pas avouer à Mémée, qu’à leur place, j’aurais fait semblant de « renier ma foi ».
Pendant ce temps ma mère vaque aux travaux de la ferme : donne à manger aux poules, aux lapins, prépare la pâtée des cochons, remplit de lait caillé les « faisselles » à fromage, prépare le repas : la quotidienne « poêlée » de pommes de terre, le riz au lait ou la semoule au caramel qui, le jeudi, remplace le lard ou le petit salé.
Mon père va et vient et soulève ses épaules « d’incroyant » quand il entend, au passage, les récits de ma grand-mère.
Bien plus que les histoires de « loup-garou » ou de « Petit Poucet », ce sont les mythes bibliques et les textes évangéliques qui ont alimenté, dès l’enfance, les réflexions et mon imaginaire. J’ai reçu une imprégnation religieuse que l’enseignement dogmatique et abstrait du catéchisme ne peut remplacer.
Le bagage initial devra être complété, approfondi, passé au crible de la raison, de la critique, affronté le doute et le scepticisme. Il n’en reste pas moins vrai que les valeurs véhiculées par cette culture de base demeurent les pôles de références de toute une vie.

Gisèle Novert de la vallée du Vizézy, près de Montbrison, début du 20ème siècle :
Née en 1887, ma grand-mère était la deuxième d’une famille modeste de cinq enfants. Le père exerçait la profession de meunier. Leur habitation était située près de la rivière « Le Vizézy », son eau servant à actionner le moulin.
Par tous les temps, les enfants chaussés de gros sabots de bois dans lesquels on mettait un peu de foin pour avoir plus chaud en hiver, se rendaient à l’école du bourg qui était perchée tout en haut. La côte était rude, mais on ne se posait pas de question et, quel que soit le temps, il fallait y aller. Le père leur répétait souvent : « Apprenez, apprenez mes enfants, nous ne sommes pas riches, peut-être faudra-t-il que vous quittiez l’école plus tôt que certains ».
Dès leur arrivée dans la classe, le gros poêle en fonte ronronnait, on se réchauffait et bien souvent les filles quittaient leurs gros bas de laine pour les faire sécher.
En plus de la musette d’écolier qui contenait un seul cahier et un crayon qu’il ne fallait pas tailler trop souvent, car il s’usait trop vite, le frère qui était le plus fort mettait sur son dos une deuxième « musette » pour le frugal repas de midi. On mangeait dans la classe avec du pain, un peu de lard, du fromage. Quand les arbres donnaient des pommes ou des cerises, c’était la fête !
Le père n’avait pas menti : à onze ans, il fallut quitter l’école. Si bien que j’ai souvent entendu ma grand-mère se plaindre de ne pas savoir faire « les divisions compliquées » : peut-être avec décimales ? En revanche, elle comptait très bien mentalement.
Elle fut donc placée. Elle devait emmener paître les troupeaux, laver la vaisselle, balayer la pièce principale avec un balai fabriqué maison, avec du genêt coupé dans les champs, et aider à la confection des repas. « Quand je me suis mariée, je ne savais que faire une omelette et cuire un saucisson, me disait-elle. La patronne faisait le reste : la poêlée paysanne, mélange de pommes de terre et de carottes (légumes cultivés dans le jardin) et le fromage, produit de la ferme confectionné avec beaucoup d’attention« .
Le beurre était fait tous les vendredis. On écrémait tous les jours le lait et on gardait la crème toute la semaine dans une biche au frais, à la cave. Ensuite, on mettait cette crème dans une baratte, espèce de tonneau avec une manivelle, et on tournait très longtemps. La plus grande quantité de beurre récolté était vendu au marché. Ceci constituait un petit apport d’argent. La vente des veaux était aussi la principale source de revenus.
Je n’ai jamais entendu ma grand-mère se plaindre de sa condition. Les patrons étaient un peu rustres, mais pas méchants. De temps en temps, elle avait un peu faim, et, en cachette, elle se coupait une large tranche de pain rassis. En effet, on « cuisait » sur place, une fois par semaine, le pain étant conservé dans la panetière.
J’ai pourtant posé cette question qui me semblait évidente : « A onze ans, tu n’étais pas trop triste de quitter tes parents, tes frères et sœurs ? – Un peu, mais c’était l’habitude, je les voyais à la messe, le dimanche, et cela me rendait heureuse pour toute la semaine ».
Son gage (salaire annuel) était intégralement versé à ses parents. Ses derniers lui achetaient ou, plutôt, sa mère lui cousait des vêtements qui n’étaient pas nombreux : deux robes, une pour la semaine, que l’on lavait le samedi soir, et l’autre pour le dimanche, dont on prenait le plus grand soin. En revanche, le tablier était de mise tous les jours. Elle se souvenait avoir eu une paire de bottines vernies, héritées d’une cousine plus riche qu’elle. Mais, ces chaussures, elle les a plus souvent admirées dans leur boîte qu’à ses pieds… Elle n’arrivait pas à marcher car elle n’en avait pas l’habitude, et elle avait peur d’enlever ce beau brillant, en heurtant les cailloux du chemin.
« J’étais bien un peu bête ! » me disait-elle.
Jusqu’à seize ou dix-sept ans, on se coiffait avec des nattes ; ensuite, c’était le chignon, savamment confectionné.
A vingt-deux ans, donc en 1909, elle se marie à un artisan tailleur d’habits. Ses conditions de vie changent. Il faut travailler dur, les frais sont là ; une maison est en construction (pas de crédit à cette époque) ; mais elle est chez elle.
Elle achète deux moutons, puis quatre, le troupeau grossit jusqu’à vingt-cinq. Elle a aussi quatre chèvres blanches, une basse-cour.
Puisque la maison est assez grande, elle crée des petits commerces : un bureau de tabac, un café dans lequel un jeu de billard passionne les messieurs le dimanche matin après la messe (il faut vous dire que, dans cette commune, la presque totalité des gens sont catholiques).
Et devinez quoi ? Un petit restaurant ! « Elle a appris à cuisiner toute seule, me disait-elle. J’aimais ça et j’ai fait des essais« .
Je crois que c’était concluant, car, le dimanche, « les gens de la ville » venaient nombreux.
« Tout au long de ma vie, je n’ai jamais eu le temps de m’ennuyer, il y avait toujours quelque chose à faire et c’était bien ainsi« .
Elle est décédée en 1969, au terme d’une vie bien remplie, pendant laquelle l’honnêteté et le courage ont été ses compagnons de route.

Josette Martin de Saint-Bonnet-le-Château, début du 20ème siècle :
Mes  grands-parents habitaient à Saint-Bonnet-le-Château, dans la maison où était la Caisse d’épargne, où elle est encore située. Ils habitaient l’étage au-dessus, en face de la « Promenade », ce lieu ombragé cher aux Sainbonnetais…et aux boulistes.
Je me souviens de ce train à vapeur qui nous conduisait depuis Saint-Étienne jusqu’à la jolie petite gare, aujourd’hui disparue, où nous étions attendus avec joie et impatience. Et il peinait ce « tacot » dans la côte de La Roche… On l’aurait presque suivi à pied !
Ma grand-mère avait préparé une bonne purée, une vraie purée, pas celle que l’on sort en copeaux d’un sachet de plastique. On la dégustait avec rôti et beaucoup de jus… Les repas étaient simples en ce temps-là, mais si bons. En ces temps de guerre où l’on manquait de tout, combien ils étaient appréciés. Tout cela mijotait sur le coin du fourneau et les odeurs de feu de bois et de cuisine se mariaient agréablement.
Ma grand-mère, née en 1866 à Ranchal, près du Beaujolais, avait été orpheline très jeune. On décédait beaucoup de tuberculose en ce temps-là. Elle avait été recueillie par des cousins. Elle n’avait pas dû aller beaucoup à l’école, puisqu’elle ne savait pas écrire. Mais mon grand-père, né en1865 à Belleroche, avait eu plus de chance puisqu’il était dans l’enseignement. Il lui avait appris à lire.
Oh ! Elle lisait seulement le journal, et puis son livre de messe… Elle était très pieuse, je dirais même naïve dans sa piété…
Le dimanche, elle ne manquait pas la messe, tout au moins tant qu’elle a pu marcher, car la collégiale de Saint-Bonnet demande des jambes et du souffle pour y accéder. Elle allait aussi aux vêpres, parce qu’on lui avait appris comme ça. Alors, tout de noir vêtue, avec son petit chapeau à voilette, elle montait à l’église et priait pour toute la famille. Ensuite, on allait au cimetière, pour se recueillir sur la tombe de son fils, tué pendant la Grande Guerre.
C’était sa promenade, le dimanche.
Et puis, il y avait le marché le vendredi : c’était tout.
Quelquefois, mes grands-parents descendaient à Saint-Étienne, voir une de leurs filles ou mes parents… Mais c’était rare.
Elle avait élevé six enfants, trois garçons et trois filles.
Quelquefois elle racontait sa vie passée à les élever, à raccommoder leurs vêtements, car ils n’étaient pas riches, mais chacun de leurs enfants a fait des études et a conduit sa vie correctement.
En un mot, seuls le travail et la famille avaient été pour elle la totalité de sa vie.
Ils n’étaient ni riches ni pauvres, mes grands-parents, mais tous deux avaient le sens du devoir accompli, ils possédaient des valeurs morales qu’on a quelque peu oubliées aujourd’hui.
Je voudrais dire aussi que mon grand-père était un laïc et un républicain, comme on disait à l’époque ; c’était un pur qui croyait que tout le monde politique était aussi sincère que lui. Il n’était pas croyant, mais savait respecter les idées de ma grand-mère. C’était un ménage uni…


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